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lundi 21 juillet 2014

tout ça pour ça

 séances sur le pot, victoires de mères "le mien a été propre à..."  ou à mots couverts, l'aveu "oui, je voudrais le mettre à l'école mais il est pas propre, on me le prend pas" et temps d'un soupir plus tard, rompre avec le dressage de toute une vie, un de ces rites qui nous introduisaient dans la communauté des humains
La haine de la famille
Catherine Cusset

À la fin de l'été, une nuit, grand-maman a envie de faire pipi. Très envie. Elle a sonné deux fois. Elle a appelé. Elle a entendu l'infirmière de garde passer dans le couloir. Elle a sonné encore. Elle sait que les infirmières sont débordées, surtout la nuit, et qu'elles ont décidé que Mme Martinet devait être capable de tenir sans faire pipi entre huit heures du soir et sept heures du matin. Elle fait tous les efforts possibles pour parvenir à ce but. Elle ne boit plus d'eau après six heures du soir. ElIe ne mange presque pas à dîner.
Cette nuit-là, à quatre heures, elle ne peut plus tenir. Si personne ne vient dans les cinq minutes, elle sait ce qui va se passer; c'est déjà arrivé malgré elle : le pipi va couler entre ses cuisses, mouiller ses draps, son matelas. Toute la nuit elle va rester dans ces draps mouillés qui vont irriter sa peau et sentir mauvais. L'infirmière de nuit qui a trop de choses à faire n'interviendra pas avant l'aube et manifestera sa colère contre Mme Martinet comme si elle avait fait exprès d'uriner pour lui montrer que son besoin était vraiment urgent. On changera ses draps et sa chemise de nuit mais le matelas malgré l'alèse gardera l'odeur, cette terrible odeur de pipi, de saleté, d'incontinence. Tout le bas de son ventre la picote. Elle appuie désespérément  sur la poire de la sonnerie. Elle connaît la conséquence inéluctable : demain soir, infirmière qui la couchera mettra la poire hors de portée pour qu'elle ne puisse pas déranger pour rien l'infirmière de nuit. Dans le moment présent, cette certitude de la punition à venir n'a pas d'importance : il faut que la torture cesse. Simone crie, appelle, fait tout le bruit possible. En vain : il y a dans cet hôpital, et particulièrement à son étage des vieillards qui passent leur temps à hurler, à appeler à l''aide, à supplier qu'on cesse de les torturer. On s'habitue a leurs cris. Elle pleure d'impuissance.   
Avec l'énergie du désespoir, elle qui a toujours fait, dans la vie, ce qu'elle voulait,  parvient à se redresser sur ses oreillers et à s'asseoir dans son lit. Elle appuie sa main valide sur la table de nuit, presse le rebord et réussit à se tourner, à mettre ses jambes par terre. L'appui est juste à côté du lit. Pieds nus, elle se redresse sur le sol, les deux mains sur la barre métallique. La porte des toilettes semble à une immense distance. Il y a au moins une douzaine de pas à faire. Elle va y arriver. Elle va leur montrer. Elle n'a jamais échoué dans ce qu'elle a entrepris. Avec la volonté, on obtient tout. Elle parvient à faire glisser l'appui à roulettes sur le linoléum. Elle fait un pas. Maintenant, elle a quitté le lit. Un autre pas, épuisant. Elle avance vers les toilettes.
Quand l'infirmière, après s'être occupée d'une crise d'asthme et d'autres soins urgents, trouve enfin un moment pour entrer dans la chambre de Mme Martinet dont elle sait exactement ce qu'elle veut, quarante minutes plus tard, elle la trouve par terre, à un mètre du lit, inconsciente près de son appui. Grand-maman est tombée. Dans sa chute, elle s'est cassé cet os si fragile dans le corps des vieillards, le col du fémur. Elle s'est cassé le col du fémur gauche, c'est-à-dire du bon côté de son corps, de celui qui n'était pas paralysé.
Une fracture du col du fémur chez les vieilles personnes met longtemps à se réparer. L'accident va retarder de plusieurs mois le retour de grand maman chez elle. Pendant plusieurs mois, elle ne pourra plus sortir de son lit.
(...)
Faire pipi. Il n'est plus question de l'aider à marcher jusqu'aux toilettes. Dès que nous entrons dans la chambre, grand-maman soupire de soulagement. Elle nous demande d'aller chercher l'infirmière qui ne répond pas à la sonnerie, pour qu'elle lui donne le bassin. On court après l'infirmière dans les couloirs. On va chercher dans la salle de garde où elle prend trois minutes de repos. Le plus souvent, l'infirmière nous suit ou nous dit qu'elle arrive dans cinq minutes. Les infirmières se sont habituées à l'impatience de Mme Martinet. Elles savent aussi qu'elle donne pour Noël des étrennes extrêmement généreuses.Grand-maman est une des rares patientes de Sainte-Perrine à payer sa pension de son propre argent, avec une aidé modique de la Sécurité sociale. Elle est une de riches de l'hôpital. Elle a beaucoup d'amis, beaucoup d'appuis. Sa fille est chaque jour l'hôpital. Sa fille est juge. Les infirmières savent. L'une d'elles lui demandera conseil pou son divorce.   
Parmi les infirmières, il y en a une queux maman n'aime pas du tout et qu'elle car l'antipathie est réciproque, et cette sadique ne lui apporte jamais le bassin ; mais il y en a autre, plus âgée, douce, qui s'est attachée à elle et avec qui elle bavarde de femme à femme, d'être humain à être humain. Elle s'appelle Evelyne. C'est elle qui fera à grand-maman sa dernuere piqûre de morphine le jour de sa mort ; ses dernières paroles, sinon sa dernière pensée, seront pour Evelyne : "Evelyne va chercher EveIyne", murmurera-t-elle d'une voix que je ne pourrai percevoir qu'en approchant mon oreille au plus près de ses lèvres, avant de sombrer dans un coma suivant la piqûre de morphine, et de mourir cette nuit-là. C'est Évelyne qu'on cherche dans les couloirs quand grand-maman a envie de faire pipi. Elle finit toujours par nous suivre même si grand-maman a fait pipi il y a un quart d'heure.
Il est exact que l'exigence de grand-maman ne répond pas toujours à une envie réelle. Elle redoute la fin de nos visites. Elle va se retrouver seule et impuissante, abandonnée. Une visite ne peut pas s'achever sans qu'on aille chercher infirmière pour un dernier pipi de précaution. Parfois le pipi ne veut pas venir et l'infirmière se met en colère, même Évelyne, qui lui adresse son reproche d'une voix douce. Grand-maman ne sait plus quand elle a vraiment envie de faire pipi. Elle a tout le temps envie. Elle a trop peur qu'on ne lui apporte pas le bassin. Après la ~fracture du col du fémur, et ensuite, plus tard, après son deuxième infarctus, quand on la transporte dans un autre hôpital, elle ne cesse de réclamer le bassin. On a beau lui répéter qu'elle peut se laisser aller, elle a un cathéter : le tuyau relie directement sa vessie à un bassin placé sous le lit. C'est comme ces mots ne pénétraient pas jusqu'à son cerveau.
(...) Papa parle. (...) Il ne veut pas que sa femme soit vampirisée par sa mère malade. Si sa belle-mère se trouve dans l'appartement d'à côté, il craint de ne plus la voir que comme elle est trop souvent : angoissée, tendue, tourmentée par la souffrance de sa mère et sa propre culpabilité de ne pouvoir rien faire (...)
Elle retournera à Sainte Perrine où on lui a gardé sa chambre, et elle survivra encore plusieurs mois, une survie pour laquelle les médecins n'ont pas d'explication sinon la force du refus de mourir de ma grand-mère ou, comme le dit mon père, la force de son désir d'emmerder le monde et surtout ma mère.

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