samedi 29 novembre 2014

" nulle part il ne se trouvait plus à l'aise que là où les choses ont le droit de rester où elles sont"

Les émigrants W. G. Sebald
récits traduits de l'allemand par Patrick Charbonneau
illustration de couverture : Sam Szafran, aquarelle n° XIV

et pour le vie et l’œuvre de W. G. Sebald voir ici

     Les dimanches, dans l'hôtel abandonné, j'étais en ce qui me concerne envahi d'un tel sentiment de vacuité et d'inutilité que, pour me donner au moins l'illusion d'avoir un but, je me rendais en ville, marchant au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier, complètement noircis par le passage du temps. Au cours de ces errances, durant les rares heures de jour véritable où la lumière d'hiver baignait les rues et les places désertées, j'étais toujours ébranlé par l'impudeur avec laquelle la ville couleur anthracite, d'où était parti le programme d'industrialisation qui devait gagner le monde entier, exhibait aux yeux du promeneur les stigmates d'une déchéance et d'un appauvrissement devenus chroniques. Les bâtiments les plus colossaux eux-mêmes, le Royal Exchange, la Refuge Assurance Company, le Grosvenor Picture Palace et jusqu'au Piccadilly Plaza, achevé depuis seulement quelques années, paraissaient à ce point vides et délaissés qu'on aurait pu croire que tout ce qui vous entourait n'était qu'une architecture de façades ou un décor de théâtre dont la raison d'être restait énigmatique. Et l'effet d'irréalité était pour moi total quand, au crépuscule, qui aux jours sombres de l'hiver tombait dès trois heures de l'après-midi, les étourneaux, oiseaux que jusque-là j'avais tenus pour des chanteurs et des migrateurs, s'abattaient par centaines de milliers en nuage noir sur la ville et, dans un vacarme à n'en plus finir, venaient en files serrées se poser pour la nuit sur les rebords des fenêtres et les saillies des maisons de commerce et des entrepôts.
     Peu à peu, mes excursions dominicales me menèrent hors du centre, dans les arrondissements les plus proches, par exemple l'ancien quartier juif situé juste derrière la Victoria Station, autour de la prison en forme d'étoile de Strangeway. Cœur de la grande communauté juive de Manchester jusqu'au milieu de l’entre-deux guerres, ce quartier avait été abandonné par ses habitants partis s'installer dans les banlieues et détruit depuis jusqu'aux fondations par l'administration municipale. Je ne trouvai qu'une rangée de maisons encore debout, hantées par le vent qui s'engouffrait par les portes et les fenêtres défoncées, et pour toute trace d'une ancienne présence en ces lieux, la plaque encore à peine lisible d'un cabinet d'avocats aux noms, qui me parurent presque légendaires, de Glickmann, Grunwald et Gottgetreu. (...) Au bout de trois quarts d'heure, j'atteignis les installations des docks sur le port. Sur des kilomètres, des bassins bifurquaient à partir du chenal décrivant un grand arc-de cercle vers la ville et formaient de larges bras et surfaces liquides sur lesquels, comme l'on pouvait s'en rendre compte, plus rien ne se passait depuis des années, ou les rares péniches et cargos amarrés de loin en loin aux quais avaient un air étrangement penché et faisaient penser immanquablement à quelque avarie générale et définitive. Non loin des écluses permettant d'accéder au port, dans une rue partant des docks pour rejoindre Trafford Park, je tombai sur une pancarte portant, écrits en grandes lettres à traits de pinceau grossiers, les mots : TO THE STUDIOS. Elle indiquait la direction d'une cour pavée avec en son milieu, autour d'un petit carré d'herbe, un amandier en fleur. La cour devait avoir appartenu à une entreprise de transports, car elle était bordée pour partie d'écuries et de remises au rez-de-chaussée, pour partie d'anciens bâtiments d'habitation ou de bureaux sur un ou deux étages; et dans l'un de ces bâtiments apparemment abandonnés était installé l'atelier où, dans les mois qui suivirent, aussi souvent que la bienséance me paraissait le permettre, j'allais venir m'entretenir avec le peintre qui y travaillait depuis la fin des années quarante, dix heures par jour, tous les jours, dimanches compris.
     Entre-t-on dans l'atelier, il faut un certain temps pour s'habituer à l'étrange lumière ambiante, et une fois que l'on commence à voir, il vous semble, dans cet espace de peut-être douze mètres sur douze que le regard ne saurait saisir en entier, que tout converge lentement et inexorablement vers le centre. L'obscurité accumulée dans les angles, le crépi a la chaux boursouflé, salpêtré, et la peinture qui s'écaille sur les murs, les étagères croulant sous le poids des livres et des piles de journaux, les caisses, établis et dessertes, les fauteuils à oreilles, le réchaud a gaz, les matelas à ten-e, les monceaux de papier, de vaisselle et de matériaux entassés pêle-mêle, les pots de peinture rouge carmin, vert vif et blanc de zinc luisant dans la pénombre, les flammes bleues des deux poêles à paraffine: le mobilier tout entier avance millimètre par millimètre vers le point central où Ferber, dans la lumière grise tombant de la haute fenêtre nord recouverte de la poussière de plusieurs décennies, a installé son chevalet. Comme il applique les couleurs en grandes quantités et qu'au cours de son travail il ne cesse de les gratter sur la toile, il s'est accumulé sur le revêtement du sol une croûte de plusieurs pouces d'épaisseur, mêlée de poussière de fusain, en grande partie déjà solidifiée mais devenant plus fine sur les bords, qui ressemble par endroits à une coulée de lave, et que Ferber prétend être le seul vrai résultat de ses efforts incessants, autant que la preuve tangible de son échec. Il avait toujours été pour lui de la plus grande importance, me dit-il un jour incidemment, que rien ne change sur son lieu de travail, que tout reste comme c'était jusque-là, comme il l'avait installé, comme c'était maintenant, et que rien ne vienne s'ajouter, si ce n'étaient les déchets résultant de son travail et la poussière tombant sans cesse et devenant, il en venait à le comprendre petit à petit, à peu près ce qui lui était le plus cher au monde. La poussière, dit-il, lui était beaucoup plus familière que la lumière, que l'air, que l'eau. Rien ne lui paraissait plus insupportable qu'une maison où l'on fait la poussière, et nulle part il ne se trouvait plus à l'aise que là où les choses ont le droit de rester où elles sont, sans qu'on les dérange, adoucies par la scorie noire et veloutée qui se dépose quand la matière, par touches imperceptibles, se décompose pour retourner au néant. De fait, en voyant Ferber travailler des semaines durant à l'une de ses études de portrait, il m'arrivait souvent de penser que ce qui primait chez lui, c'était l'accumulation de la poussière. Son crayonnage violent, opiniâtre, pour lequel il usait souvent, en un rien de temps, une demi douzaine des fusains confectionnés en brûlant du bois de saule, son crayonnage et sa façon de passer et repasser sur le papier épais à consistance de cuir, mais aussi sa technique, liée à ce crayonnage, d'effacer continuellement ce qu'il avait fait à l'aide d'un chiffon de laine saturé de charbon, ce crayonnage qui ne venait à s'interrompre qu'aux heures de la nuit n'était en réalité rien d'autre qu'une production de poussière. J'étais toujours étonne de voir que Ferber, vers la fin de sa journée de travail. à partir des rares lignes et ombres ayant échappé à l'anéantissement, avait composé un portrait d'une grande spontanéité ; mais étonné je l'étais encore plus de savoir que ce portrait, le lendemain, dès que le modèle aurait pris place et que Ferber aurait jeté un premier coup d'œil sur lui, serait infailliblement effacé, pour lui permettre à nouveau, sur le fond déjà fort compromis par les destructions successives, d'exhumer, selon son expression, les traits du visage et les yeux en définitive insaisissables de la personne, le plus souvent mise à rude épreuve, qui posait en face de lui. Quand il se décidait enfin, après avoir peut-être rejeté quelque quarante variantes ou pour mieux dire les avoir bannies à coups de gomme dans le papier et recouvertes d'autres esquisses, à se dessaisir d'un tableau, moins par conviction de l'avoir achevé que cédant à un sentiment de lassitude, on croyait avoir devant les yeux un portrait issu d'une longue lignée d'ancêtres aux visages gris, surgis de leurs cendres pour continuer à hanter sans fin le support malmené.
     

lundi 24 novembre 2014

samedi 22 novembre 2014

une heure de trou, fenêtres (15)

http://youtu.be/8hxlFJd5bw0
cliquer sur l'image pour voix et images

mercredi 19 novembre 2014

dimanche (6) : en chemin vers le Pays Basque intérieur

 après Mourenx, vignoble du Jurançon

 
 après Ogenne-Camptort

production pour la maison, séchoir à maïs,
 
hauteurs d'Isturitz, voies et chemins, des horizons
  
 

samedi 15 novembre 2014

La ronde (10) de novembre : feuille(s)





Un arbre sans qui toute cette Terre serait nue...


La ronde est un échange périodique de blog à blog sous forme de boucle, mis en ligne le 15 du mois. Le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième et ainsi de suite.
Sur le thème de la (des) feuille(s) j'ai le plaisir aujourd'hui d'accueillir Cécile tandis que je me décale vers Gilbert.
Les participants de cette ronde évoluent aujourd'hui dans le sens suivant :

Hélène  loin de la route sûre 
écrira chez...

Danielle  MINE DE RIEN 
écrira chez... etc.

Céline  MESESQUISSES

Jean-Pierre  Voir et le dire, mais comment ? 

Dominique  Jacques Louvain  
Guy  Émaux et gemmes des mots que j'aime 


Franck  quotiriens

Cécile cécile-r  
Elise Même si 

Gilbert Pinna le blog graphique

Dominique  la distance au personnage 

mardi 11 novembre 2014

mots oubliés (6) : chicorée


bribes, souvenirs qui s'effilochent, il revenait de chez le voisin, avait aidé à tirer le veau ou donné un coup de main au foin avant la pluie, elle "tu as eu le café ? poursuivant Du jus de chaussette ? tout de la chicorée ? Bon, s'il était chaud au moins" Chicorée, la voix résonne, chicorée avec trois "r" au moins. Comment vous voulez que je dise ? Elle s'arrêtait et, faussement hésitante, proposait, le jeu commençait "chicojée" ? avec un r jota. Non, pas comme ça et elle répétait, encore et encore. Rires d'alors. Accent d'un lopin de terre, traces d'une autre langue. Un petit pan de monde n'est plus.

mardi 4 novembre 2014

samedi 1 novembre 2014

faucher,qu'importe l'outil

vieux outils ou pas,
les épis tombent toujours,
saison qui veut ça