jeudi 26 mars 2009

mots oubliés (1) : machine à égrener le maïs, commode en camphrier, trépied

Morellienne Julio Cortazar
Marelle
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Je pense aux gestes oubliés, aux multiples gestes et propos de nos ancêtres, tombés peu à peu en désuétude, dans l'oubli, tombés un à un de l'arbre du temps. J'ai trouvé ce soir une bougie sur une table, et pour m'amuser je l'ai allumée et j'ai fait quelques pas avec elle dans le couloir. Elle allait s'éteindre quand je vis ma main gauche se lever d'elle-même, se replier en creux, protéger la flamme par un écran vivant qui éloignait les courants d'air. Tandis que la flamme se redressait, forte de nouveau, je pensai que ce geste avait été notre geste à tous (je pensai tous et je pensai bien, ou je sentis bien) pendant des milliers d'années, durant l'Age du Feu, jusqu'à ce qu'on nous l'ait changé par l'électricité. J'imaginai d'autres gestes, celui des femmes relevant le bas de leurs jupes, celui des hommes cherchant le pommeau de leur épée. Comme les mots disparus de notre enfance, entendus pour la dernière fois dans la bouche des vieux parents qui nous quittaient l'un après l'autre. Chez moi personne ne dit plus « la commode en camphrier », personne ne parle plus des « trépieds » . Comme les airs de l'époque, les valses des années vingt, les polkas qui attendrissaient nos grands parents.
Je pense à ces objets, ces boîtes, ces ustensiles qu'on découvre parfois dans les greniers, les cuisines, les fonds de placards, et dont personne ne sait plus à quoi ils pouvaient bien servir. Vanité de croire que nous comprenons les œuvres du temps : il enterre ses morts et garde les clés. Seuls les rêves, la poésie, le jeu —allumer une bougie et se promener avec elle dans le couloir—nous font approcher parfois de ce que nous étions avant d’être ce que nous ne savons pas si nous sommes.
(-96)

2 commentaires:

  1. "Avant d’être ce que nous ne savons pas si nous sommes." Voilà une fin de phrase qui, jour pour jour - jeudi 26 mars 2020 -, vient en écho à nos présents, si nous sommes. Comme c'est bien de reprendre le chemin dès le début, dévider la pelote (basque), entendre l'histoire minuscule et commencer à voir se peindre le tableau…

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  2. quelle patience Fanch ! merci pour ce passage et toutes ces observations, j'ai pris le fil des commentaires que tu as ajoutés à l'envers, un effet de la langue basque ? entendu un jour Bernardo Atxaga affirmer que lorsqu'il traduisait ses textes du basque à l'espagnol il "se retournait le cerveau comme une chaussette", sans doute une "pirouette" mais cette autre langue la première, même si mal maîtrisée, sûrement des traces une marque dans l'être au monde, Marelle est un des livres qui m'accompagnent, particulièrement cette page simple, évidente et lumineuse

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