vendredi 20 janvier 2012

Comment lire ? (...) "cette réalité qui est le terreau même où s'enracine toute vérité"


        Rien n'est irritant comme de voir quelqu'un qui, tout en visant presque juste, réussit a complètement manquer la cible. Chesterton comparait ce genre de frustration à la vue d'un chapeau tombé à la mer, que la vague remporte juste comme il allait toucher la grève. J'ai éprouvé cette sensation l'autre jour dans une librairie, comme je feuilletais le dernier livre de Harold Bloom, How to read and why. Ce livre contient nombre d'observations vigoureuses et salubres auxquelles on ne peut qu'applaudir de tour cœur, ainsi par exemple : "J'aurais peur pour l'avenir de la démocratie si les gens cessaient de lire", ou encore : "Déchiffrer des textes sur un petit écran, ce n'est pas lire" Et je me suis tout d'abord réjoui de voir que, dans sa sélection des chefs-d'œuvre de la littérature la littérature mondiale, Bloom avait très justement placé une nouvelle de Tchekhov, L'Etudiant. Malheureusement, quand il se met à expliquer les raisons de cet excellent choix, il développe une interprétation tellement obtuse de l'œuvre pour laquelle il venait de professer son admiration que tout le crédit que l'on aurait été tenté d'accorder à son jugement littéraire s'en trouve aussitôt annulé.
          Comme c'est souvent le cas des plus belles nouvelles de Tchekhov, L'Étudiant est un récit très court - à peine trois pages- et presque dénué d'intrigue. Un jeune étudiant en théologie a regagné son village pour les vacances de Pâques ; c'est le Vendredi saint, il vient de passer l'après-midi à chasser dans les bois, et il rentre chez lui au crépuscule. Le temps est encore très froid ; il s'arrête au passage pour se réchauffer un moment près d'un grand feu que des voisines - une veuve et sa fille - ont allumé dans leur cour. Debout près du feu, comme il bavarde avec les deux femmes, il se remémore soudain un passage de l'évangile de la Passion qu'on a lu la veille à l'église durant l'office du Jeudi saint, et il le rappelle à ses voisines : la nuit où Jésus fut arrêté, Pierre s'était également tenu près d'un pareil feu dans la cour du palais du Grand Prêtre ; comme il se réchauffait parmi les gardes et les serviteurs, on se mit à lui poser des questions. Il prit peur, et nia par trois fois avoir jamais rencontré Jésus. À ce moment précis, un coq chanta, et Pierre, prenant soudain conscience de ce qu'il venait de dire, "sortit de la cour et pleura amèrement". Comme l'étudiant prend congé des deux femmes, il s'aperçoit avec surprise que la veuve est en train de pleurer silencieusement, tandis que sa fille paraît en proie à une vive détresse, "comme si elle cherchait à contenir une extrême souffrance". Reprenant son chemin dans la nuit qui monte, il s'interroge sur l'émotion des deux femmes : leurs larmes "montraient que tout ce qui était arrivé à Pierre durant l'horrible nuit avait une signification spéciale pour elles...
Manifestement, ce qu'il venait de raconter, et qui s'était passé il y a dix-neuf siècles, avait un rapport avec le présent, avec les deux femmes, et sans doute aussi avec ce village perdu, avec lui-même, avec l'humanité entière. Si elles avaient pleuré, ce n'était pas parce qu'il était doué d'une éloquence particulière, mais bien parce que Pierre leur était proche... Et une vague de joie déferla soudain dans le cœur de l'étudiant... Tandis qu'il traversait la rivière par le bac et qu'il gravissait la colline, il regarda son village natal et, à l'ouest, la mince bande de pourpre froide laissée par le soleil couchant. Et il pensa à la vérité, à la beauté et il vit qu'elles avaient régi la vie des hommes en ce temps-là, dans le Jardin des Oliviers et dans la cour du Grand Prêtre, et qu'elles s'étaient perpétuées sans interruption jusqu'au jour présent... Un sentiment de jeunesse, de santé, de force - il n'avait que vingt-c eux ans - en même temps que l'anticipation indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, l'envahirent progressivement. Et la vie lui parut enivrante merveilleuse, pleine d'une haute signification".
         Tchekhov a écrit quelque deux cent cinquante nouvelles. Entre toutes, il confessa préférer celle-ci. Mais Harold Bloom s'étonne de cette prédilection : « Pourquoi donc Tchekhov plaçait-il cette nouvelle au-dessus de tant d'autres récits dans lesquels ses admirateurs trouveront plus de substance et de vitalité ? Je n'en vois pas bien la raison... Dans L'Étudiant, si l'on excepte ce qui se passe dans l'esprit du protagoniste, tout est épouvantablement déprimant. C'est en fin de compte ce surgissement irrationnel d'une joie impersonnelle et d'un espoir personnel issus de tout ce froid et de cette misère, ainsi que les larmes après le reniement, qui semblent avoir ému Tchekhov lui-même..." Pourtant, Bloom demeure perplexe : ""Cette joie ne comporte aucune trace de piété authentique ni de salut."
            Si la nouvelle semble mystérieuse, c'est simplement parce que la simplicité d'âme est ici-bas le plus grand mystère qui soit. À part cela, elle ne comporte en vérité qu'une seule énigme : Tchekhov qui s'est toujours déclaré résolument agnostique fait preuve ici d'une intelligence intuitive de l'essence même de l'expérience religieuse, qui en remontrerait aux théologiens les plus chevronnés. On peut naturellement supposer que l'étudiant en question était pieux et érudit ; il croyait donc sincèrement que les événements qui avaient entouré le reniement de Pierre avaient effectivement eu lieu mille neuf cents ans auparavant dans la cour du palais du Grand Prêtre ; sa foi lui avait enseigné que le récit évangélique était vrai - mais maintenant les larmes des deux femmes lui révèlent soudain qu'il est réel. Ainsi cet épisode ne relève plus seulement de l'histoire - il appartient au présent. Les larmes des femmes ont permis au jeune théologien d'effectuer un bond géant qui le transporte du domaine du savoir abstrait à celui de l'expérience concrète : de la vérité à la réalité - cette réalité qui est le terreau même où s'enracine toute vérité. (Comme disait C. S. Lewis : La vérité est toujours à propos de quelque chose,tandis que la réalité est cela même dont parle la vérité"). Au lieu de réfléchir sur des dogmes et des doctrines, l'étudiant est tout à coup face à l'évidence. D'où sa joie, qui est en effet irrésistible et mystérieuse, mais ne présente certainement rien d'"irrationnel" contrairement à la bizarre assertion de Blom
         Cependant Tchekhov, avec la scrupuleuse honnêteté intellectuelle qui ne le quitte jamais, signale encore que d'autres éléments ont pu intervenir dans la joie extatique de l'étudiant: « La jeunesse, la santé, la force » - car, après tout, « il n'avait que vingt-deux ans ».

5 commentaires:

  1. Echapper un instant au monde du savoir abstrait pour se lover au plus près de l'âme d'un ami.
    Je fais un lien depuis chez moi, si tu permets.
    A bientôt

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  2. faire un texte sien, s'approprier, mais bien sûr ! le recueil Le bonheur des petits Poissons est une mine, voir aussi Le lorgnon mélancolique http://lorgnonmelancolique.blog.lemonde.fr/2011/11/13/les-vrais-philistins/

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  3. J'ai déjà lu ce texte et il est éclairant sur les ravages qui assaillent la beauté. Je crois seulement que la laideur s'impose parce qu'elle est de plus en plus notre ambiance quotidienne.

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  4. J'aime beaucoup cet article. Il est très éclairant sur la nouvelle de Tchekhov. merci

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  5. Il m’avait mise sur la piste, encore une lecture que je dois au généreux tenancier de La Main de Singe.

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