mercredi 3 septembre 2014

mots oubliés (5) : faner




Personne ne pouvait toucher cette chienne qui avait grandi dans la grange sous un tas de vieux piquets et jouait au ballon les soirs de juin quand les jours ne finissaient pas et que l'on n'avait pas encore vraiment commencé à faner; le ballon n'avait pas le temps de retomber, elle surgissait, lancée dans l'air, vrillée, inévitable, le patron disait qu'elle aurait été la meilleure gardienne de but du monde, on riait dans la cour de la ferme, même la patronne lançait la balle au pied, et les filles aussi, ils avaient trois filles et un grand fils dans cette ferme et ils étaient joyeux, les hirondelles se jetaient dans le ciel, on jouait tous dans leurs cris. Joseph y repensait, il avait été jeune dans cette ferme de la commune de Ségur dans la vallée de la Santoire, maintenant ça n'était plus une seule ferme, les terres avaient été vendues d'un côté, à deux paysans différents qui faisaient tourner de grosses exploitations, et la maison, une forte maison presque carrée avec des sculptures dans la pierre de chaque côté de la porte l'entrée et au moins sept pièces en tout, la maison n'était plus dans la famille, elle était devenue une résidence secondaire très bien entretenue.
(...)


Joseph avait été content, le patron disait ces choses quand ils restaient  un peu les deux, sans la mère et le fils, dans la cuisine, ou occupés à un travail de vieux, comme faner les coins l'été, ou curer le fumier du parc à veaux dans l'étable, ou les loges à cochons, ou le poulailler, ce qui était le pire à cause de l'odeur à tomber par terre même quand on avait toujours été habitué. Un patron comme celui-là allait bien pour se finir, c'était mieux que dans d'autres endroits où on était regardé de travers.
(...)

La mère serait chez son fils et sa belle-fille, autant dire comme chez elle après avoir vécu toute sa vie, avec ses parents et le père, chez les autres dans les bâtiments plus ou moins rafistolés de fermes louées et plantées au milieu de rien ou dans des bourgs en perte de vitesse. Ce mot de vitesse allait bien à Michel, il lui sifflait entre les dents de devant qu'il avait larges et écartées ; il disait aussi faire fissa pour aller vite, ou fissa fissa pour accélérer le mouvement, il le disait aux vaches, à Joseph et même au père quand il revenait en permission au moment du régiment ; il aidait pour faner et pour traire, il était excellent pour la mécanique, et de bonne volonté, et pas méchant, et doux avec la mère ; il aurait bien donné la main pour n'importe quoi, mais on sentait que tout était trop lent pour lui, trop lent trop vieux trop petit usé fini fini rétamé foutu. Le père avait du mal à le supporter plus de deux jours, une fois ou deux ils se seraient même embrochés si Joseph ne s'était pas mis en travers ; quand Michel venait, le père forçait un peu plus sur la boisson et tout était difficile (...)


 



1 commentaire:

  1. Le temps posé, le minuscule tracteur, l'immense nuage, "rien ne bouge"… Cette plénitude que tu aimes tant avec en contrepoint un texte fort sur un quotidien banal et essentiel, commun, immuable… C'est ton film muet où tout est dit même l'indicible…

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