La ronde est un échange périodique de blog à blog sous forme de boucle,
mis en ligne le 15 du mois. Le premier écrit chez le deuxième, qui écrit
chez le troisième et ainsi de suite.
Sur le thème de la (des) transport(s) j'ai le plaisir aujourd'hui d'accueillir Dominique la distance au personnage tandis que je me décale vers Hélène Simultanées
Tel un tapis persan
Comme un conte des
Mille (et surtout Une) Nuits
À la mémoire des dessinateurs de Charlie,
quand ils étaient petits, et aussi plus tard, et toujours…
C'est arrivé au mois de septembre de l'année dernière.
Je ne me souviens plus précisément quand, mais s'il fallait retrouver la date
un bon indice serait que ce matin-là Marc Voinchet recevait l'écrivain
américain Richard Ford, dont je venais de lire le magnifique Canada. Ainsi étais-je concentré sur
l'écoute de cette grande voix (occupée dans l'instant à préciser différents
modes de pêche à la mouche, le traducteur avait certainement dû in extremis
convoquer ses connaissances en entomologie), concentré étais-je donc, en ayant,
comme on dit, fait un peu le vide autour de moi, remettant à plus tard ce que
la radio permet habituellement de faire dans le même temps : la toilette, le
tri entre prospectus et mots doux ou sérieux, l'épluchage des pommes de terre, etc.
Bientôt, il y eut une pause musicale avec un certain Ibrahim Maalouf et son
titre Diagnostic (un titre à la
Sollers, pensai-je, mais le Sollers des années soixante, ou alors un Sollers
d'aujourd'hui qui serait resté tel quel, enfin bref) et je me laissais emporter
par les arabesques de cuivres épicées, puissantes et fragiles à la fois, quand
sous mes yeux est tombé ceci :
(ensuite,
une série de petits pas qui montent en courant l'escalier et, j'en aurais mis ma main au feu, en riant sous cape)
J'ai
pris la feuille machinalement, la reposant sur une pile de livres en instance
(et en équilibre) sur un tabouret lui-même estropié. À la radio, la
conversation roulait maintenant sur le terrain de la chasse. Ce tropisme de
prédateur n'était pas spécifiquement pour me déplaire, j'en avais connu
d'autres et des pires, mais la feuille, à la faveur d'un courant d'air (sinon,
quelle invisible main ?) avait repris sa place à côté de mon pied droit. Il
était difficile désormais de n'y pas jeter un coup d'œil. Et ce que j'y vis me
stupéfia.
Ce
n'était pas faute d'avoir jamais regardé attentivement de ces dessins
d'enfants, parfois drôles, souvent étonnants, toujours émouvants. En
l'occurrence et s'agissant de ma petite-fille, raison de plus pour m'y
attarder, mais cette fois-ci force était de constater qu'il s'agissait de bien
autre chose qu'un simple « dessin d'enfant ». D'ailleurs, à y regarder de plus
près ce n'était pas un dessin, plutôt un ensemble de longs coups de crayon
horizontaux, légèrement courbes et de taille similaire, dont les couleurs
mélangées avaient généré une tonalité rose, un peu comme on dit d'un bruit
qu'il est rose quand il rassemble des notes d'intensité constante (en ce sens,
j'aime à penser qu'il ressemble au bruit fossile de l'univers primitif, bruit
aimable et neuf, s'il en fut). Oui, c'était ça, le génie de ce papier coloré
tenait à l’absence totale d'intellectualisme, de préméditation. J'avais sous
les yeux la force brute d'une grappe de photons cueillie en plein vol, avec
toute l'agilité dont est capable une enfant de huit ans. Mais cela encore, ce
n'était rien.
Car
le plus déroutant de l'histoire, le plus fantastique - et il faut bien entendre
ici ce mot dans son sens littéraire, est qu'en regardant de près cette
composition (on sera tenu de me croire sur parole, car la photo prise avec mon
téléphone portable ne permet qu'une vue par trop sommaire, j'en ai bien
conscience) en la regardant de très près donc, à la loupe, apparaissaient à sa
surface de très fines et mystérieuses phrases insérées en filigrane, comme
cousues dans les couches plus grasses de couleur, jouant à saute-mouton sur le
relief granuleux du papier Canson. Si je ne comprenais pas la langue du texte,
elle me paraissait néanmoins latine et comportait de nombreuses occurrences,
des répétitions, probablement des mots-clés. L'ensemble faisait penser (mais
une enfant de huit ans !) à une toile de Simon Hantaï qui se serait trouvée non
pas découpée, mais réduite, pour ainsi dire résumée, à la façon des tsantzas
des Indiens Jivaros. J'eus alors un grand vertige, et ce fut comme un prétexte
pour ne pas demander à la fillette de venir sur-le-champ, illico presto, et ainsi lui poser les quelques questions qui
auraient peut-être pu mettre un terme à mon agitation. On aurait presque dit
que j'en avais peur. Il y avait certainement une explication rationnelle, mais
laquelle, et à qui en parler ? Au bout d'un moment il a bien fallu passer à
table, je me tins coi et prudent, plaisantant à peine de temps à autre, ainsi à
propos de la chaudière qui, le soir, émettait une musique merveilleuse, comme
si un lutin se fût amusé à jouer de ses tubulures intimes à la manière d'un
vibraphoniste amoureux.
Le
lendemain matin, alors que la maman était revenue chercher sa progéniture, ce
fut le dernier acte de cette révélation et, il fallait s'y attendre, son point d'orgue.
J'avais
passé la nuit en longues plages pour la plupart stériles, aboutissant au fait
que cette œuvre géniale n'était peut-être en définitive que le fruit du hasard,
si surprenante soit la forme que celui-ci s'était évertué à prendre. Une
poussée de génie comme il en existe de fièvre, la grande compagne des enfants.
Aussi ma surprise fut-elle à son comble lorsque je vis la feuille nouvellement recouverte
par l'inscription : « Cahier de dessins » (suivi de ce qui ressemblait à la
représentation d'un cœur
- noir, au
liseré rouge - le tout souligné d'une belle vague, rouge de même). Alors, quoi,
cette merveille n'était qu'une... couverture, pour... d'autres dessins à venir
? Une jaquette, un raccourci ? Pas possible... Et pourtant, bien sûr que si,
tout concordait, jusque dans l'écriture, la forme des lettres délibérément
enfantine, maladroite, comme faite exprès pour gruger son monde,
tromper l'ennemi ! Et aussi, et alors,
bon sang mais j'en perdais mon latin, si ce que j'avais vu n'était qu'une
esquisse, une page de garde au caractère seulement informatif, qu'allait-il en
être des œuvres futures ? De quelles spéculations
stylistiques, métaphysiques, mystiques, allaient-elles éclore ? Et, surtout,
comment contenir l'immense flot d'émotion, d'évidence nue et d'espoir infini
qui ne manquerait pas de nous suffoquer ?
J'embrassai alors très respectueusement - et du bout
des lèvres, pour ne pas l'abîmer, ce nouvel Hantaï (dans un genre différent,
certes !) d'un mètre douze de haut, et signifiai à mon gendre qu'il était
inutile de m'attendre pour me ramener à la maison
de repos. Afin de raconter cette bonne nouvelle, et aussi pour me rassurer un
peu, il me semblait heureux de prendre les transports en commun.
Les participants de cette ronde évoluent aujourd'hui dans le sens suivant :
Franck
(quotiriens)
quotiriens.blog.lemonde.fr
Elise (
Même si) mmesi.blogspot.fr/
chez Hélène...