jeudi 29 janvier 2015

"Ils sont tragiques et grands, j'aime les regarder"

 

Au nom de la terre Vergilio Ferreira
traduit du portugais par Geneviève Leibrich



"J'ai alors remarqué un tas de vieux vêtements sur une chaise. Antoinette l'a touché — tu te souviens au village ? Au bord des mares on voyait parfois une tache de verdure au ras de l'eau, on la touchait et un morceau de vert bondissait du reste de la verdure et c'était une grenouille. Antoinette a touché le monceau de vêtements et une face très vieille s'est élevée d'entre les plis et s'est mise aussitôt à psalmodier ave, ave. D'une voix rauque cassée par l'âge. Mais le mécanisme s'est enrayé aussitôt et la face a replongé dans les vêtements, il n'est resté qu'un monceau de vieilles étoffes sombres. Elle a cent deux ans, a dit Antoinette et elle avait un rire content de cette espèce de pouvoir surnaturel. Dans la salle environ six vieillards étaient en train de manger. Ce sont les plus vieux, m'a dit Antoinette. J'aime la futurologie, je veux voir de quoi j'aurai l'air plus tard et ressentir maintenant la peine que je ne ressentirai pas alors. Ils sont six et tous sont penchés sur leur écuelle, ils ne nous regardent pas. Celui-ci a quatre-vingt-quatorze ans, celui-là quatre-vingt-sept Antoinette fait le décompte de leur manie de vouloir être vivants, ils ne nous voient pas. L'un d'eux s'est sali de nourriture, elle lui essuie la bouche le visage le costume, il s'interrompt, recommence aussitôt à manger. Ils sont beaux et immenses, j'aime les regarder. Ils sont tragiques et grands, j'aime les regarder. Ils sont courbés au-dessus de la table et ils mangent en silence. Nous nous attardons un peu, ils n'arrêtent pas de manger. Ils ont une mission à accomplir, notre présence ne les distrait pas, ils mangent. Ils ont laissé derrière eux les mille embêtements inhérents à la condition humaine, le sexe, les projets le pouvoir et la joie et la danse et la maison et le travail et la terre et les intrigues de voisinage et peut-être même le cimetière avec lequel ils avaient établi un contrat à tempérament, maintenant ils n'ont plus rien et ils mangent. C'est leur dernière possibilité d'avoir un corps et ils en profitent. La dernière occasion de jouir de sa royauté, ai-je pensé avec un peu de hauteur philosophique. Ce sont des corps sans mystère, ils n'ont pas d'intérieur—qu'avez-vous encore là-dedans? ce sont des carcasses d'hominidés. Antoinette s est arrêtée, ses serviettes sur le bras, elle attend que je me dépêche, mais je continue à les regarder en philosophant un peu. Ce sont les dépouilles de quelque chose qui eut sa grandeur, même modeste, même à la portée d'une main prolétarienne. Car la grandeur, chère Monique, n'a pas vraiment de rapport avec ce que nous faisons mais avec ce que fait l'animal en nous, lequel a beaucoup de force et a besoin d'une force bien plus grande encore pour ne pas en avoir. Ce sont des vieillards, chérie. La vie les a manipulés, elle leur a sucé toute l'âme jusqu'à ne plus laisser d'eux qu'un tube digestif."

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