vendredi 6 février 2015

"resituer les écureuils de mes souvenirs"


Le-fou-Miguel-Delibes-Verdier-Romans-contemporains

 Le Fou Miguel Delibes
traduit par Dominique Blanc

 
(...) Ça ne m'a pas empêché, aussitôt que du train j'ai aperçu le vieux château d'Henri IV et ses jardins touffus, de resituer les écureuils de mes souvenirs, et, du même coup, quelque chose comme la nostalgie d'une enfance brusquement interrompue s'est agitée en moi. Simultanément j'ai constaté que Pau était, comme je l'imaginais, une ville grise, enveloppée d'une atmosphère grise et calme, et tranquille, comme si elle avait été abandonnée par ses habitants.



   J'avais sur moi l'adresse de l'hôtel, parce qu'auparavant j'avais écrit à la tante Candida et elle m'avait envoyé, également, l'adresse de notre ancienne maison dans cette ville. Si bien qu'en remontant le boulevard des Pyrénées, mon petit David, j'éprouvais la tranquillité d'une destination sûre. Aurita et moi nous marchions lentement, admirant tout sans nous préoccuper du qu’en-dira-t-on. Nous nous arrêtions aux carrefours et déchiffrions les plaques, et à l'entrée de la rue des Cordeliers nous avons demandé la rue Duplaa à un petit vieux qui nous a dit: « Tout droit jusqu'à Saint Jacques. Une fois là, renseignez-vous. » 

 

(...)
 La ville inconnue nous rapprochait l'un de l'autre et l'on aurait dit que les derniers nuages qui menaçaient la paix de notre maison s'étaient dissipés.
 


 Sur la place Albert Ier il y avait des petits massifs et des bancs de bois et, assis sur les bancs, des amoureux en chair et en os qui s'embrassaient et s'enlaçaient comme s'ils avaient froid. Au centre des massifs se dressait la statue d'Albert Ier, mais sans Albert Ier, parce que les Allemands avaient emporté son effigie pour la fondre. Le piédestal était assez ridicule avec son inscription Albert Ier, et tout semblait une plaisanterie de mauvais goût, comme si l'on voulait dire qu'Albert Ier n'avait été que du vent, un pauvre et triste rien-du-tout. Mais les amoureux tout autour n'étaient pas refroidis par cette idée et, en les voyant si enfiévrés, moi je me suis demandé, mon petit David, comment il était possible que ces derniers temps la population décroisse en France.
(...)
La rue Serviez était pratiquement parallèle à celle de la pension, et tout en m'y avançant je ressentais une émotion croissante, mon petit David, et je m'efforçais de revivre des faits passés et des émotions passées sans y parvenir. Je me disais: « Ceci me rappelle, ceci me rappelle. » Mais rien ne me rappelait rien, mon petit David, c'est la vérité, et si je me le disais c'était pour stimuler mon subconscient, quoique sans résultat. Plus je me rapprochais du numéro de notre maison, plus augmentaient l'atonie de mon ventre et la faiblesse de mes genoux. Devant un bar, je me suis arrêté et je l'ai observé avec attention. Je pensais: « Bon, ce bar... » Mais comme je n'arrivais à rien, sinon à accentuer mon inquiétude, j'y suis entré et j'ai commandé un cognac. À la radio, dans un coin, on entendait chanter La Seine. Toute la France chantait La Seine, mon petit David, parce que, même si cette musique est suave et nostalgique, elle pénètre chacun au plus profond.


avec mes remerciements chaleureux à Louis Watt-Owen de La main de singe qui m'a fait découvrir ce livre

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