jeudi 24 septembre 2015

au parc


Raymond Chandler Lettres tome 1
traduit de l'américain par Michel Doury



7 mars 1947 
                                                                                                 à Mrs. Robert J. Hogan

... Une de mes particularités en tant qu'écrivain, et une de mes difficultés, c'est que je ne veux rien élaguer. Je ne peux pas oublier que j'ai eu une raison, une sensation, pour écrire cela, et je ne veux pas couper, pour rien au monde. Une autre de mes bizarreries (et j'y crois absolument) est qu'²on ne sait jamais où en est l'histoire avant d'avoir fini le premier jet. C'est pourquoi je considère toujours ce premier jet comme un matériau brut. Ce qui dedans semble vivant, c'est ce qui va. On ne peut pas combiner une histoire : il faut la distiller. Au bout du compte, si peu qu'on en parle ou qu'on y pense, ce qu'il y a de plus durable, c'est le style; et c'est le meilleur investissement qu'un écrivain puisse faire de son temps. Le revenu est lent, ça fera ricaner votre agent littéraire, votre éditeur n'y comprendra rien, et ce sont des gens dont on n'a jamais entendu parler qui les convaincront petit à petit que l'écrivain qui met sa marque individuelle sur ce qu'il écrit est toujours un bon placement. On n'y parvient pas en essayant, car le style auquel je songe est une projection de la personnalité, et avant de pouvoir projeter une personnalité, il convient d'en avoir une. Mais si c'est le cas, on ne peut la projeter sur le papier qu'en pensant à autre chose.
En un sens, il y a une ironie là-dessous : je suppose que c'est la raison pour laquelle dans une génération d'écrivains « fabriqués », j'affirme qu'on ne peut pas fabriquer un écrivain. Se préoccuper de style ne suffit pas. La saveur de ce que fait un écrivain n'est pas affectée de façon sensible par toutes les révisions et tout le polissage que l'on voudra. C'est le produit de la qualité de ses émotions et de ses perceptions; c'est la faculté de les transcrire sur le papier qui fait l'écrivain...





                                                                                                                           25 mai 1957 
                                                                                                                     à Melba Greene

. Accepter un genre médiocre et en faire quelque chose qui ressemble à de la littérature n'est pas une mince performance. On me dit—ce n'est pas moi qui l'invente—qu'aujourd'hui des centaines d'écrivains vivent plus ou moins bien du roman policier parce que j'en ai fait un genre respectable, et même digne. Mais, bon Dieu, que faire d'autre quand on écrit ? On fait de son mieux dans un certain genre. J'ai eu de la chance, et cela en a inspiré d'autres, on dirait. Steinbeck et moi, nous espérions que l'écrivain contemporain dont on se souviendrait et dont on honorerait la mémoire serait un inconnu, peut-être bien supérieur à nous, mais qui n'aurait pas eu notre chance ou notre énergie. Un écrivain digne de ce nom, qui se considère parfois comme un artiste, aimerait mieux être oublié pour que l'on se souvienne d'un meilleur que lui. Nous ne sommes pas toujours très gentils, mais nous avons un idéal fondamental qui nous élève au-dessus de nous-mêmes Bien sûr, il existe des écrivains vulgaires et vénaux, mais un écrivain véritable, quand il tombe sur quelque chose de bon, fait dans son cœur une prière silencieuse pour que « ce type soit meilleur que moi ». Celui qui sait écrire une page de prose vivante ajoute quelque chose à notre vie, et celui qui le peut, comme moi, est certainement le dernier à s'offenser de rencontrer un autre écrivain qui peut faire encore mieux. Un artiste ne saurait nier l'art. Un amoureux ne peut nier l'amour. Si vous croyez à un idéal, vous ne le possédez pas, c'est lui qui vous tient, et vous ne voudrez certainement pas l'arrêter à vos propres limites pour des motifs commerciaux.

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