Pour cette ronde de décembre, autour du mot "Regard(s)", j'accueille
Dominique Autrou - la distance au personnage - tandis que je suis chez - mine de rien - elle-même chez - un promeneur - qui est chez - le blog de mesesquisses - lui-même chez - Voir et le dire mais comment - chez lignes bleues - loin de la route sûre - chez - quotiriens -chez - Gilbert Pinna, le blog graphique - chez Dominique Autrou... à qui je laisse la plume
Cette ronde est pour moi l’occasion de mettre en ligne un
curieux document. Je vais essayer, à son propos, d’être court et précis.
Un ami reçoit à la fin de l’été dernier un mail anonyme
qu’il survole rapidement. Tout de même intrigué, il me le confie avec pour
mission d’y voir plus clair, et pour ce faire d’employer tous les moyens que je
jugerai utiles. En un mot, il me demande un regard neuf sur ce texte disparate
comme une ébauche ; une ébauche de texte émaillé de photos, apparemment
inachevé et à mon sens imprégné de doutes.
Je l’ai lu et relu, nous avons confronté nos perplexités
respectives et finalement nous sommes convenus de le publier pour, qui sait,
lui rendre sa liberté.
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--mailto : undisclosed-recipients
« Si vous recevez ce mail par erreur, veuillez ne pas
en tenir compte. Toutefois, s’il vous prend l’idée de le lire, gardez s’il-vous
plaît en mémoire qu’il n’était pas dans mon intention de l’expédier. Le
programme de messagerie m’est utile et surtout commode pour écrire ; pour
le reste, ce mail aurait dû partir en fumées. »
Lubiargues, le 10 nov 2013 |
Cette histoire était allée, à l’origine, avec un mélange de
personnages de la sorte:
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Femme de l’éleveur de chevaux – le
pianiste – le maitre d’hôtel – la
vétérinaire – le notaire (faire tourner la convoitise dans ce sens-là, avec
retour à la femme de l’éleveur)
// 1970 ?
« Ce maquillage flamboyant, d’une vulgarité
conventionnelle, avait pour avantage de lui faire comme une clôture, dans le
sens des nonnes cloitrées. Mais c’était une arme à double tranchant ; ils
étaient peu parmi les hommes de son milieu à oser lui adresser ne serait-ce que
la parole (ce milieu qui par ailleurs parlait naturellement peu, mais regardait
beaucoup) »
_________________________________ (éléments abandonnés)
C’était se moquer de la force des images. Cette invention ne
serait pas « allée » bien loin.
La distance intime –
texte
(travail en cours - les annotations matérialisées par des
// sont des indications de correction ou des mémos de réécriture, en aucun cas
des éléments narratifs)
// laisser les
phrases se finir, mais les relire dans le silence en écoutant sa glotte, dans
l’attente d’une résonnance, peut-être
Les circonstances de mon départ pour l’Atlantique Nord ont
pu paraître obscures, étranges, incompréhensibles pour le moins. Il est
peut-être temps de lever le voile, d’oser jeter un œil sur quelques évènements
a priori anodins pouvant apporter des éléments de réponse, lorsque l’on y
regarde de plus près.
En début d’année, le cahier que j’avais pris l’habitude de
tenir depuis bientôt dix ans, sous trois formes successives, certes, mais de
façon presque inchangée sur le fond, et qui se résumait en une approximation
entre des mots – un texte – et des photos — ces dernières, sauf exception
toujours maniées : colorisées, découpées, recollées, même si elles n’en
ont pas toutes besoin, par pur plaisir (surtout pas par envie de
travestissement) — se trouve (peu importe la concordance des temps, celui-ci
sera bientôt, on le verra, aboli par la collision des points de vue) englué
dans le risque — j’ose à peine l’écrire — de l’illustration.
Sans aucun doute ce cahier — en tout cas le mien — est l’équivalent d’un avatar
mais quand cela serait, concernant le risque par moi-même pointé je partage
l’opinion de Flaubert* lorsqu’il écrit / crie son mécontentement, sa
fureur lorsqu’il est question d’illustrer Salammbô (l’illustrateur à beau
s’appeler Gustave Moreau, le problème n’est pas là):
« Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille
francs, je te jure qu’il n’en paraîtra pas une. (…) Ce n’était guère la peine
d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne
démolir mon rêve par sa précision inepte. » (à Jules Duplan, Croisset, 24
juin 1862, c’est moi qui souligne) Loin de moi l’idée de me comparer au fameux
ermite, quand même, ça faisait un choc, cette lecture ; je n’étais pas
loin de me prendre pour mon propre « pignouf ». Bref, il fallait
se laver l’esprit, aller voir ailleurs.
(*si besoin, cliquer sur les années pour ouvrir la
correspondance)
// Ici, détails du voyage au Havre – revoir les horaires des
chemins de fer – la lumière de fin de journée après la pluie -
Le musée d’art moderne André Malraux du Havre (désormais
appelé MuMa,
façon moderne en effet) est l’endroit au monde où je me sens le mieux. Juste, installé sur une banquette, mains
posées dessus et col ouvert, face à l’entrée du port, à l’abri des verrières et
de leurs longues et fluides persiennes parallèles aux cargos, dans l’incomparable
silence bruissant des pas perdus. Inutile, d’habitude, d’aller regarder les Boudin (Eugène) qui sont
comme une délicate enfilade d’autant de nuages. Le ciel havrais suffit généralement
à les suggérer. Mais là j’aurais mieux fait de m’en tenir à ces petits tableaux
impressionnistes ; j’ai fait une erreur, je l’ai senti tout de suite. Pourtant,
je savais qu’il est difficile de ne pas s’arrêter devant ce « portrait de
l’École française, vers 1700 » :
Or, cette fois-ci les éléments du portrait me sautent à la
figure. Un impérieux besoin de rapprochement me titille. Le nez, les paupières,
la bouche, tout me rappelle éminemment quelqu’une. Mais qui ? Justement,
elles sont plusieurs. Là, je reconnais les sourcils de la femme d’à-côté, ici la
bouche de cette belle twitteuse dont je ne connais pourtant que les mots, le nez d’une ancienne collègue atrabilaire,
les paupières de la femme du pâtissier (je ne lui ai jamais demandé si elle
avait du sang bleu, par appréhension du vide). Seul, le lobe de l’oreille me
laisse deux secondes sans modèle (parce qu’est absente la boucle argentée qui
pend à celui de la dentiste du centre-ville, et dont elle ne s’est jamais
dépourvue en public depuis quatre ans et demi).
Bref, malgré mes efforts pour en rire, un trop-plein d’informations
m’oppresse, tant et si bien que je crois rendre gorge sur-le-champ. Auparavant
j’ai le temps de repenser à Flaubert (qui lui, en l’occurrence, devait
être furax) :
« Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout.
L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles,
tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc ceci étant une
question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. »
(à Jules Duplan, Croisset, 12 juin 1862).
Censément, je suis face à une contradiction. Premier
court-circuit. Dans mon rapprochement à la toile, je n’ai jamais dépassé la
distance sociale (un mètre vingt ?) je me rhabille et je sors.
// Ici, impressions du trajet vers le Cotentin, au plus près
de la côte (« Doville », « Balbec » and Co enfin bref,
plutôt leurs nuits techno désormais), et puis l’arrivée à Granville par un matin
d’été, l’Hôtel des Bains (néon bleu, texte vertical sauf le « des »
horizontal, plus petit, faisant transept étriqué)
Un séjour aux îles Chausey m’apparut plus qu’opportun :
désorganisateur, incisif. Rien de moins. Il n’est pas question de décrire maintenant
cet exil (très relatif, l’exil : il y a une borne 3G qui regarde toute la Grande-Île,
compte tenu de l’affluence malgré tout limitée — trois bateaux par jour à tout
casser — elle fournit un débit supérieur à celui que l’on trouve dans les
grandes villes) alors on s’en tiendra à dire que, d’une façon générale, la
puissance des flux et reflux est un effacement suffisant. Et puis s’entendre
parler tout seul sur une plage est une jouissance sans nom, car il n’en restera
rien. Absolument rien. Pas d’écho, aucune contrepartie. Gratuité sans
commentaires. M’estimai-je liquidé ? Peut-être. Mais surtout cette
surprise, sur la route du retour.
// raccourcir — supprimer — ce chapitre dont je n’aurai au
final pas / plus besoin ?
Ça s’est passé au musée Anacréon,
sur les hauteurs de Granville. Une exposition temporaire consacrée à Maurice
Denis (un « enfant du pays » particulièrement doué qui (s’)illustrera
plus tard dans les Côtes-du-Nord, sur la plage de Trestignel)
m’y avait été recommandée par un ami bien au fait de ce genre d’évènements. Je
déambule donc parmi des christianités sensuelles, vaporeuses et décoratives (ce
ne sont pas des gros mots) puis, ayant devant moi tout le temps — spirituel,
aussi — qu’il faut, je me dirige vers la collection permanente, de ces bonnes
vieilles collections de province qui ravissent
l’esprit (en tout cas le mien, bis) par le nombre incroyable de ces inconnus,
ou très peu connus, qui échappent ainsi à un oubli total, surtout lorsqu’il est
interdit de photographier. Et alors là, tout à trac, vlan :
Celle-ci m’a bien eu. Un certain Dufresne
a signé. La composition m’emballe (et je soupèse) la touche aussi, les
couleurs, mais surtout le regard, qui à tout point de vue me hèle au plus
profond. Je suis sûr d’avoir déjà été regardé de la sorte, il y a très
longtemps et aussi pas plus tard qu’hier. Cette fois-ci c’est le visage dans
son entier qui emporte mon souvenir vers un sentiment trop enfoui, je me
rapproche au plus près. Il n’est pas dans mes habitudes de frôler
inconsidérément les œuvres, au musée ; aujourd’hui c’est l’inverse, la
distance intime est retrouvée. Mais pourquoi ce besoin d’intimité ? Et
pourquoi cette gêne ? Pour la première fois de ma vie (bis aussi) j’ai
honte de prendre une photo. Serait-ce un v(i)ol ? Il n’est en général pas
très grave, cet acte-là (la photo, pas le v(i)ol), mais cette fois-ci ma main
tremble et je dois faire vite. Il y a pourtant fort peu de garde-chiourmes, et
ils (elles) sont bien aimables. Je suis incontestablement ému, il faut je
crois, partir. Avec cette photo en bandoulière.
// peu importe le détail du voyage - l’essentiel est de
retrouver au plus vite le narrateur dans son arrière-boutique, ses bains, ses
bacs, ses ciseaux et ses boîtes à chaussures.
Au retour, fiévreux, j’ai dormi trois jours de suite. Ensuite
je me suis remis immédiatement à mon dada car il restait peu de temps, je le
pressentais, pour achever le travail d’archiviste que je m’étais promis de
tenir coûte que coûte et martel en tête (il a donc fallu prendre un Efferalgan
(1 mg). J’étais reparti pour plusieurs semaines de numérisation chronologique
comparée (NCC).
J’en étais à l’année 1963 quand la troisième catastrophe m’est
tombée sur la tête.
Au début, je ne me suis rendu compte de rien tant la masse
de papiers était épaisse, faisant comme un oreiller amortisseur (m’étais-je
assoupi ? oui, je devais m’être, sur cette masse, assoupi). Quoi qu’il en
soit j’avais le nez sur une photo de famille, j’ai pris la loupe pour y
regarder de plus près et puis
Ah
et oui
Merde, il faut que je fasse un agrandissement mais là
encore, ces yeux, ce regard, bon sang ce n’est pas possible
Je file dare-dare chercher la carte SD que j’ai laissée (intacte ?)
dans l’appareil avec lequel je suis parti en
(pourvu que)
// éviter de s’étendre sur des détails techniques
(vite, des ciseaux)
Il ne m’en faudra pas plus pour
stopper ici toute autre forme d’investigation. Plutôt se noyer dans la mer du
Nord que dans ces visages inaccessibles, chacun à sa façon racontant une
histoire houleuse, triste et inachevée.
Alors je rassemble mes cliques et
mes claques et je m’enquiers d’une distance respectable. Pour être parfaitement
lucide, j’avalerai trois valium. L’illusion sera parfaite. Ne faiblissons pas.
…/…
…/…
(... et s'assoupir sur une banquette dans un musée... mais oui, quel transport !)
RépondreSupprimerOù l'on voit bien que le regard du visiteur inconnu (de lui seul?)s'est aiguisé aux mille rochers de Chausey, qui sont aussi bien cent, à l'ex-citadelle de Granville où il fut 'au parfum' et d'un coup, heureux hasard, à celui en miroir du garçonnet de Charles Dufresne. Belles coïncidences grâce à cette ronde !
RépondreSupprimerCe n'est pas "le" garçonnet. Il s'agit de la Jacqueline, la fille du peintre, à Agon
Supprimer(un simple droit de passage, en somme)
RépondreSupprimerAh, ces Boudin du musée du Havre : ils vont avoir du succès à Noël (j'en ai eu presque une indigestion).
RépondreSupprimerSinon, ce texte mystérieux demanderait sa publication en plusieurs épisodes...
@voidit: aux Chausey, contrairement à ce qui dit l'adage il y a plus d'îles à marée haute qu'à marée basse (ce qui ne diminue pas pour autant le sentiment d'isolement)
RépondreSupprimer@DH: il n'y en a pourtant qu'une allée, relativement inévitable, certes, mais honneur aux nuages (et à ceux qui ont la tête dedans)
Ce texte m'a fait penser aux matriochkas, ces poupées russes de différentes tailles qui s'emboitent pour le plaisir deregarder, de jouer ou de lire.
RépondreSupprimerPardon ! Ce doit être l'approche de Noël...
@dangrek: oui, d'ailleurs j'ai eu du mal à les ré-emboiter dans le bon ordre ! ;-)
RépondreSupprimerDes regards/flashés, en fuite , un succession d'illuminations et de ruminations , le regard titube , se raccroche à des repères, envoie des sos et se perd, volontaire.
RépondreSupprimer@PV: la géographie sentimentale et ses méandres capricieux
RépondreSupprimercomme un jeu de cadavres exquis entre soi et soi, au travers d'un compère de fiction (trop fort de jouer collectif avec soi-même) qui marie au mieux texte/image dans un jeu de décalés (les photos, les textes et leur assemblage). Oui, une suite à l'histoire, svp,
RépondreSupprimerquel merveilleux cadeau que ce texte qui fuse et ricoche, merci Dominique
RépondreSupprimerD'où part l'idée, un regard aux détails, une résonance, un écho et l'appel du grand large. Oui, une suite !
RépondreSupprimerOui, incompréhensible cette troisième photo, à en perdre sa géographie et son sommeil.
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