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LECTURES ACTIVES
60. UNE PASSION
Les deux enfants de M. et Mme Fournier, instituteurs dans un poste rural, ont une telle soif de lecture qu'avant ta distribution des prix de l'école, ils lisent tous les volumes. C'est là une histoire véridique. Le frère de l'auteur, Alain- Fournier, s'annonçait comme un brillant écrivain quand il fut tué au cours de la première guerre mondiale.
I. "Si maman demande combien nous en avons lu, tu diras deux ou trois, les petits, ça ne compte pas..."
C'est jeudi. Depuis le déjeuner, nous sommes enfermés tous les deux dans la classe inondée du brûlant soleil de juillet; les moineaux se chamaillent sous le rebord du toit, les lis du jardin appellent à grands cris chauds par les fenêtres ouvertes, les voix joyeuses d'une bande de gamins se poursuivent sur la route de Valon. Mais nous n'entendons rien.
Assis au bord de l'estrade, la caisse ces prix entre nous deux, rouges, les mains moites, la tête battante, à peine au bout d'un livre nous jetant sur un autre, comme des affamés que rien n'arrive à rassasier*, nous lisons!
2. Les prix sont là depuis huit jours: quarante livres rouges et dorés dans des papiers violets, verts, roses. Ils sentent la colle, l'encre d'imprimerie, le vernis chauffé —le plus enivrant parfum que nous ayons jamais respiré! ils craquent un peu quand on les ouvre, ils laissent aux doigts de petits points d'or, ils jettent à pleins yeux leurs images que l'on regarde vite jusqu'au bout avant de commencer à lire—échappées ravissantes sur l'histoire promise
Rassasier: le texte environnant vous permet de dégager seul le sens de ce mot (mot de la même famille: satiété).
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rés, ou, en gros caractères et en dix pages, se lisaient de fortes leçons de morale :
Adolphe ou la gourmandise punie,
Julie la petite querelleuse, dont, à défaut de substance, on gardait du moins gravé dans la mémoire l'étonnant style ampoulé*, si remarquablement adapté à l'esprit des petits paysans :
O vous, mes enfants, qui avez eu le malheur de contracter une habitude mauvaise, c'est pour votre consolation et votre soutien que je vais vous raconter l'histoire suivante : Julie...
4. La caisse arrivait quinze jours, trois semaines, avant la distribution des prix, il fallait se dépêcher de les absorber tous, pour avoir le temps de reprendre les premiers, les beaux, les chers. Aussi, dès que nous étions sur la pente diminuante, en dévorions-nous cinq, six des moyens, dix des plus minces à la queue leu leu dans une après-midi du jeudi.
Quand maman, vers la tombée du jour, quittait la salle à manger pour la petite cuisine ou elle allait préparer le dîner, ne nous apercevant pas dans la cour, elle ouvrait la porte de la classe :
"Comment, c'est là que vous étiez ? Encore à lire! Vous n'avez pas lu toute l'après-midi ?"
Nous baissions la tête.
" Mon Dieu, combien en avez-vous lu ?
— Deux ou trois...
— Deux ou trois ? Mais ces enfants sont fous! Deux ou trois livres d'affilée! Voulez-vous laisser ça bien vite! Pour vous perdre les yeux! Si jamais on a vu personne lire deux ou trois livres sans respirer! ils s'en feront mourir."
5. Les années ou l'on avait monté la caisse au grenier, nous étions plus tranquilles, maman ne venait guère là-haut sans nécessité. Et le premier livre à peine ouvert nous ne sentions plus la touffeur brûlante qui était tombée sur nous dès la porte.
Mais le plus cher asile est le Cabinet des Archives, plein de mouches mortes et d'affiches battant au vent. A l'autre bout de maison, la grande Mairie solitaire traversée, nous sommes das ce lieu poussiéreux mieux à l'abri avec notre trésor qu'enveloppés par la mer au cœur d'une île perdue. Par un carreau éternellement
Ampoulé : solennel au point d'en être ridicule.— Touffeur : chaleur étouffante.
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cassé entrent la brise du jardin et le ramage du poulailler tout proche. La vieille bascule est un siège plein de fantaisie, dont la plaque dure tout à coup sous nos jambes a des roulements inopinés5, ponctués de grincements baroques*. Les vieux dossiers tout autour de nous dans des cases voilées de toiles d'araignées, mêlent leur odeur de papier moisi au parfum collant des livres neufs: pommade poudreuse où nous nous engluons avec délices. Et les aventures passent, passent, portées par tous ces êtres merveilleux et terribles, qui ne cesseront désormais de nous accompagner, de grandir et de s'enrichir avec nous et pour nous, à mesure que se déroulera notre vie....
I. Rivière. Images d'Alain FOURNIER. Émile Paul Frères, éditeurs.
Inopinés : imprévus.— Baroques : bizarres et comiques. — Ainsi s'engluent les oiseaux qui, les pattes prises dans la glu, sorte de colle tirée de l'écorce du houx, ne peuvent reprendre leur vol.
EXERCICES DE MÉMOIRE
- Par quels livres les deux enfants commençaient-ils leur lecture ? les plus gros ou les plus petits ?
- Combien les jeunes lecteurs disposent-ils de jeudis pour tout lire ?
- Donnez le titre célèbre d'un des prix du Certificat d’Études.
- « Deux où trois... » répondent-ils à leur mère. Combien de livres avaient-ils lus exactement ?
EXERCICES DE RÉFLEXION
- Les trois images du texte, faites comme on les faisait à l'époque, se rapportent aux légendes indiquées dans le n° 2. Accordez images et légendes.
- Le style ampoulé était, dit l'auteur, si remarquablement adapté à l'esprit des petits paysans. Vous sentez bien que cette expression est ironique. Quel est le mot qui la rend ironique? Remplacez-le par un autre qui, exprimant la vérité, dépouillera la phrase de son ironie. Pouvez-vous dire alors comment on peut rendre une phrase comique ?
- Cherchez, dans la dernière partie du texte, des détails qui montrent combien peu les archives de la mairie étaient consultées.
CONCOURS DE LA MEILLEURE LECTURE
Puisque le style est ampoulé, que votre lecture soit emphatique. Adoptez donc le ton du plus solennel donneur de conseils.