Tristano meurt Antonio Tabucchi
traduit de l'italien par Bernard Comment
quatrième de couverture
Une maison de campagne quelque part en Toscane. Un mois d'août
caniculaire de la dernière année du vingtième siècle. Tristano, un
homme qui a combattu pour la liberté de son pays sous ce nom
emprunté à un personnage de Leopardi, fait venir à son chevet un
écrivain qui, apparemment, s'est inspiré de lui autrefois pour un roman.
Mais est-il possible d'inscrire dans le cadre d'un récit la géométrie
ambiguë de la vie, faite de contradictions, de doutes, d'omissions,
de désirs inaccomplis, de souvenirs faux ou présumés ? Le destin
personnel d'un héros comme Tristano, chargé d'espoir et de désespoir, de
générosité et d'amertume, peut d'ailleurs tenir à des nuances imperceptibles
: un centimètre à gauche ou à droite dans le viseur d'un fusil...
Qu'est-ce que l'héroïsme ? Qu'est-ce que la lâcheté ? Et le courage ? Et la trahison ? Au cours de son agonie, tenaillé par la gangrène et les céphalées, en proie aux effets de la morphine qu'on lui administre, Tristano recompose un incernable passé et brosse la fresque de soixante ans d'histoire de l'Italie, avec ses tragédies et ses simulacres, jusqu'à l'irruption du dernier avatar tyrannique, le dingodingue télévisuel.
Dans ce roman à la fois testamentaire et visionnaire, parfois halluciné, et souvent d'une inquiétante drôlerie, des motifs reviennent, en variations, des femmes se superposent ou entrent en collision, et toute certitude est finalement congédiée dans une scène abyssale qui redistribue les cartes et plonge le lecteur dans une profonde interrogation sur ce qui fait une vie et sur la possibilité de la raconter. Car une question traverse tout le livre : qui témoigne pour le témoin ?
extrait
(..) toi aussi tout comme Tristano tu savais ce qu'était la liberté que vous alliez chercher et que finalement vous aviez trouvée, car elle est si chère, la liberté, et comment, et tu l'as écrite noir sur blanc, et ces paroles sont les tiennes, la parole est sacrée, voilà pourquoi elle doit être libre, mais tu sais, cher ami, il y a un détail auquel tu n'as pas pensé, et ce détail écris-le, car je t'ai fait venir exprès à mon chevet pour écrire la vraie vie de Tristano, et toi tu es venu exprès à mon chevet parce que tu es curieux, et je voudrais te le dire, ce détail... Donc, si un jour un des pauvres affamés que tu regardes à la télévision dans ton salon, une de ces créatures avec la peau sur les os, avec le ventre comme un tambour et les yeux pleins de mouches, sortait du téléviseur et se matérialisait devant toi, tu sais ce que tu devrais lui dire pour mériter vraiment le prix que tu as gagné ? Tu ne le sais pas ? Je vais te le dire, ce que tu dois lui dire. Tu dois lui dire, parle, ami, parle, tu es un homme libre, ta parole est sacrée et personne ne peut la détruire, et ça c'est la vraie liberté, c'est pour cela que nous nous sommes depuis toujours battus nous tous qui aimons la liberté, afin que tu puisses parler, afin que tu puisses exprimer ta libre pensée, allez, parle, ma civilisation te le permet, tu es ici pour parler, tu dois parler, ouvre la bouche, chasse les mouches de ta bouche et parle, ne me regarde pas avec ce regard hébété, fais-moi plaisir, oublie un instant que tu es sous-alimenté, que tu as toutes ces maladies stupides, je t'en prie, parle, oublie un instant que tu n'as qu'un rein, c'est bien connu, le trafic d'organes... et puis un rein en moins ce n'est rien en comparaison avec la liberté de parole, ne rate pas l'occasion... ton pays est à bout, c'est un enfer, mais il nous sert à nous de paradis fiscal... c'est un problème, je le reconnais... nos industries vous pillent, elles emportent vos matières premières... c'est un autre des problèmes qui se posent au monde libre... le monde libre soutient un dictateur qui a massacré des milliers de citoyens, ou plutôt c'est le monde libre qui l'a mis au pouvoir à la place d'un président démocratiquement élu... sur ce point certains d'entre nous, dont moi, ne sont pas totalement d'accord, et c'est pour ça que je t'invite à parler, parle, c'est pour cela que tu es venu au monde, pour parler, la parole est sacrée, tu es libre de le faire, tu peux le croire, moi je suis un écrivain, pas le premier venu, et les écrivains savent bien ce que signifie la liberté de parole, tu es libre de parler comme moi, celui qui te le dit est quelqu'un qui a choisi la liberté, qui a défendu la liberté, arrête de jouer au catatonique, parle, c'est une occasion unique, profites-en, tu n'auras peut-être pas d'autre opportunité, ne crois pas qu'on t'invitera ensuite à l'émission où l'on établit ce qu'est vraiment la liberté, là tu n'es pas invité, mais ici nous sommes en tête à tête dans le salon de ma maison, je me chargerai de rapporter tes paroles, allez, au moins un mot, et si tu ne sais pas le dire dans ta langue qui est peut-être une langue dans laquelle ce mot n'existe pas, dis-le en anglais, comme ça tout le monde comprendra, on dit freedom, répète après moi, free-dom, compris ?
Qu'est-ce que l'héroïsme ? Qu'est-ce que la lâcheté ? Et le courage ? Et la trahison ? Au cours de son agonie, tenaillé par la gangrène et les céphalées, en proie aux effets de la morphine qu'on lui administre, Tristano recompose un incernable passé et brosse la fresque de soixante ans d'histoire de l'Italie, avec ses tragédies et ses simulacres, jusqu'à l'irruption du dernier avatar tyrannique, le dingodingue télévisuel.
Dans ce roman à la fois testamentaire et visionnaire, parfois halluciné, et souvent d'une inquiétante drôlerie, des motifs reviennent, en variations, des femmes se superposent ou entrent en collision, et toute certitude est finalement congédiée dans une scène abyssale qui redistribue les cartes et plonge le lecteur dans une profonde interrogation sur ce qui fait une vie et sur la possibilité de la raconter. Car une question traverse tout le livre : qui témoigne pour le témoin ?
extrait
(..) toi aussi tout comme Tristano tu savais ce qu'était la liberté que vous alliez chercher et que finalement vous aviez trouvée, car elle est si chère, la liberté, et comment, et tu l'as écrite noir sur blanc, et ces paroles sont les tiennes, la parole est sacrée, voilà pourquoi elle doit être libre, mais tu sais, cher ami, il y a un détail auquel tu n'as pas pensé, et ce détail écris-le, car je t'ai fait venir exprès à mon chevet pour écrire la vraie vie de Tristano, et toi tu es venu exprès à mon chevet parce que tu es curieux, et je voudrais te le dire, ce détail... Donc, si un jour un des pauvres affamés que tu regardes à la télévision dans ton salon, une de ces créatures avec la peau sur les os, avec le ventre comme un tambour et les yeux pleins de mouches, sortait du téléviseur et se matérialisait devant toi, tu sais ce que tu devrais lui dire pour mériter vraiment le prix que tu as gagné ? Tu ne le sais pas ? Je vais te le dire, ce que tu dois lui dire. Tu dois lui dire, parle, ami, parle, tu es un homme libre, ta parole est sacrée et personne ne peut la détruire, et ça c'est la vraie liberté, c'est pour cela que nous nous sommes depuis toujours battus nous tous qui aimons la liberté, afin que tu puisses parler, afin que tu puisses exprimer ta libre pensée, allez, parle, ma civilisation te le permet, tu es ici pour parler, tu dois parler, ouvre la bouche, chasse les mouches de ta bouche et parle, ne me regarde pas avec ce regard hébété, fais-moi plaisir, oublie un instant que tu es sous-alimenté, que tu as toutes ces maladies stupides, je t'en prie, parle, oublie un instant que tu n'as qu'un rein, c'est bien connu, le trafic d'organes... et puis un rein en moins ce n'est rien en comparaison avec la liberté de parole, ne rate pas l'occasion... ton pays est à bout, c'est un enfer, mais il nous sert à nous de paradis fiscal... c'est un problème, je le reconnais... nos industries vous pillent, elles emportent vos matières premières... c'est un autre des problèmes qui se posent au monde libre... le monde libre soutient un dictateur qui a massacré des milliers de citoyens, ou plutôt c'est le monde libre qui l'a mis au pouvoir à la place d'un président démocratiquement élu... sur ce point certains d'entre nous, dont moi, ne sont pas totalement d'accord, et c'est pour ça que je t'invite à parler, parle, c'est pour cela que tu es venu au monde, pour parler, la parole est sacrée, tu es libre de le faire, tu peux le croire, moi je suis un écrivain, pas le premier venu, et les écrivains savent bien ce que signifie la liberté de parole, tu es libre de parler comme moi, celui qui te le dit est quelqu'un qui a choisi la liberté, qui a défendu la liberté, arrête de jouer au catatonique, parle, c'est une occasion unique, profites-en, tu n'auras peut-être pas d'autre opportunité, ne crois pas qu'on t'invitera ensuite à l'émission où l'on établit ce qu'est vraiment la liberté, là tu n'es pas invité, mais ici nous sommes en tête à tête dans le salon de ma maison, je me chargerai de rapporter tes paroles, allez, au moins un mot, et si tu ne sais pas le dire dans ta langue qui est peut-être une langue dans laquelle ce mot n'existe pas, dis-le en anglais, comme ça tout le monde comprendra, on dit freedom, répète après moi, free-dom, compris ?
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