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Eleftheria de Murielle Szac
Je me souviens de Falloujah d’Alani Feurat
L’Art de perdre d’Alice Zeniter
Les Français qui encadrent le camp [de harkis] ne comprennent pas pourquoi les hommes s'y battent autant. Certains sont prompts à y voir des habitudes d'Arabes, d'autres parlent des perturbations que cause le déracinement. D'autres, encore, pointent du doigt les insuffisances de cette ville précaire. Ils ne semblent pas voir qu'ils n'ont pas enfermé ensemble des gens ayant une cause commune. Pour Yema, un membre du commando Georges est un monstre. Pour Ali, un partisan de Messali Hadj est un fasciste de l'arabisation. Pour les indépendantistes rivaux du FLN comme pour les anciennes élites francisées, Ali n'est jamais qu'un péquenot égoïste, et ainsi de suite. Les antagonismes sont exacerbés par la proximité constante qu'exige la vie du camp. Les insultes partent vite, les coups de poing aussi, plus rarement les coups de couteau encore qu'il arrive qu'une lame - sortie on ne sait d'où - se mette soudain à briller dans la main qui frappe.
L'administration trouve dans la distribution de neuroleptiques à grande échelle une réponse rapide et efficace aux flambées de colère qui ponctuent les allées. Lorsque les médicaments ne suffisent plus, elle les redouble d'un séjour à l'hôpital psychiatrique. Hamid s'habitue à la présence des gros corps blancs des ambulances, garées entre les baraques. Il en voit parfois descendre des créatures étranges, au regard vide, au visage brouillé et mou, à la tête couturée qui ressemblent (vaguement, si vaguement) à des hommes. De ceux-là, on dit à voix basse qu'ils ont trop crié, ils devenaient gênants alors le toubib a pris soin d'eux. Au nom du calme et de l'ordre, ils sont envoyés par les médicaments ou la lobotomie à l'endroit où poussent les racines du brouillard. Ils n'en reviendront jamais. (p 188)
Dans la mémoire de Naïma, Ali [le grand-père] apparaît malade. Il est alité depuis des semaines. Il se couvre d'escarres. La douleur est atroce. Il crie. Il crie en arabe. Il a oublié le français. Les tantes traduisent pour Clarisse [mère de Naïma, épouse d’Hamid, le fils aîné), et Naïma surprend des bribes de leur conversation. Ali hurle que le FLN est là. Il hurle qu'on tue, qon égorge, qu'il faut faire attention aux barbelés. Il hurle que les maisons sont perdues, perdus les champs, perdue la crête. Il hurle qu'il ne veut pas qu'on brûle les oliviers. Il appelle Djamel au crâne fendu. Il appelle Akli à la gorge ouverte. Et puis il s'enfonce encore plus loin dans les couches de la mémoire que la maladie a rendu poreuses et qu'il traverse dans la fièvre comme s'il passait le pied à travers des planches pourries. Il annonce que les Allemands arrivent. Il parle d'un camp de prisonniers dans l'est de la France. Il voit des uniformes nazis sous le sucre triste de la neige. Il crie qu'il faut se cacher. Il injurie Naïma qui ouvre la porte parce qu'elle va dévoiler leurs positions. Et à partir de ce moment-là, il n'y a plus que les insultes qui jaillissent en gros bouillons de sa bouche écumante. Insulte chaque fois qu'on change ses pansements, qu'on essaie de le faire boire, insulte quand le rideau bouge, quand le lit grince, quand une branche d'arbre frappe la vitre, quand les ombres dansent au plafond...
Et Yema [la grand-mère] dit, de sa toute petite voix :
- Il est fou, le pauvre, c'est parce qu'il a mal.
Mais peut-être qu’Ali n'est pas fou, se dit Naïma maintenant qu'elle y repense. Peut-être que la douleur lui donne le doit de crier, ce droit qu'il n'a jamais pris auparavant. Peut-être que, parce qu'il a mal à son corps pourrissant, il trouve enfin la liberté de hurler qu'il ne supporte rien, ni ce qui lui est arrivé ni cet endroit où il est arrivé. Peut-être qu'Ali n'a jamais été aussi lucide que lorsqu'il insulte ceux qui ouvrent sa porte.
Peut-être que ces cris ont été étouffés quarante ans parce qu'il se sentait obligé de justifier le voyage, l'installation en France, obligé de masquer sa honte, obligé d'être fort et fier face à sa famille, obligé d'être le patriarche de ceux qui pourtant comprenaient mieux que lui le français. Maintenant qu'il na plus rien à perdre, il peut gueuler. Derrière la porte de sa chambre, les quatre petites-filles de Hamid demandent si elles peuvent aller jouer dehors. Elles ne veulent plus entendre les cris. (p 414,415)
L’Art de perdre poème d’Elisabeth Bishop cité (p 496)
Vu
Cinéma
La chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel
Spectacle
« Art » de Yasmina Reza, mis en scène par François Morel
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