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vendredi 17 juillet 2015

"je compris (...) pourquoi cette femme existait enfin, (...) pourquoi sa mort au milieu des siens (...) était une mort dans la lumière"



Les Ronces Antoine Piazza

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Personne, ici, n'avait abandonné le dernier souffle de ses parents sur le drap marqué au chiffre d'un  hôpital. Il fallait que les vieillards vinssent faire leur agonie dans la maison familiale et, quand les Roudière enlevèrent leur aïeule à l'hospice où elle demeurait depuis longtemps, les infirmières, à qui on avait joué pendant des mois la comédie des lamentations et des étreintes et qui avaient appris à parler à des malades mais pas à des bandits de grand chemin, se dressèrent, stupéfaites, avant de les laisser partir sans un mot. La mourante fut conduite dans une chambre du dernier étage, malgré les courants d'air et un escalier sombre et étroit. On la coucha dans un lit réservé eux seuls mourants depuis deux siècles, autour duquel commença une longue veille qui ne fut ni le temps de la dévotion ni celui du recueillement, mais le temps des bassines tenues bien droites et des humeurs soustraites, de ces petits riens pris aux mourants quand le corps contenait tout au plus des ossements déjà secs et leur tête trois ou quatre images d'une enfance au-delà des guerres. D'épuisants soubresauts arrachaient à la vieille femme quelques mots que les proches n'écoutaient pas. Tais-toi, maman, tu te fatigues, disait l'aînée de ses filles, alors que de fins trésors miraculeusement renfloués s'évanouissaient dans un soupir. La vieille femme ne bougeait plus, non qu'elle n'eut soin d'obéir à sa fille, mais parce que ces murmures avaient réclamé l'emploi de ses dernières forces. Les enchantements secrets de sa vie étaient-ils encore attachés à sa mémoire, à sa conscience ou dérivaient-ils comme les éclisses d'un navire rompu ? Au seuil de la mort, les vieillards subissaient le feu des souvenirs, les hommes revoyaient un instant la terre ouverte par les obus et les femmes la lumière des soleils antérieurs à leur servitude. Mme Roudière, l'ancêtre arrachée à son cathéter, à son flacon d'eau glucosée, blottie dans l'empreinte des siens, sur le vieux matelas de laine, avait elle aussi de rares moments de lucidité pendant lesquels elle faisait le décompte de ses tracas, de ses malheurs. Ses sœurs, ses nièces, ses petites-filles, ses filles ne la quittaient pas. Il y avait toujours cinq ou six personnes dans la chambre. Le reste de la famille était attroupé sur le trottoir ou devant l'épicerie. Bien sûr, la vie continuait dans les maisons voisines et au-delà, mais le village tout entier attendait le trépas. Les arrière-petites-filles de Mme Roudière venaient à l'école. Elles ne disaient rien mais leur maman parlait. Aux autres parents, à moi... C'était la fin. La vieille femme allait mourir chez elle au moment où mon père avait quitté sa maison pour une chambre d'hôpital. Il était devenu un malade anonyme que brûlait le feu des chimies. Il restait de longues journées tout seul car les soins étaient nombreux et demandaient du repos. Aussi, les visites étaient-elles courtes et espacées pour que la tyrannie des médecins put s'exercer sur lui sans entraves. Il existait encore, mais si peu...
Mme Roudière succomba à l'accumulation des lessiveuses charriées à bout de bras sur le feu des fourneaux, à l'interminable portage des draps incomplètement rincés, aux grossesses incessantes, interrompues par les fausses couches, détruites par les enfants mort-nés. Elle succomba aux courants d'air de janvier qu'elle avait affrontés sur le trottoir conduisant à l'épicerie et dont elle s'était protégée en chiffonnant le tergal de sa blouse sur sa poitrine, avec ses poings fermés, inutiles. Elle succomba surtout à l'orgueil des hommes ou, plutôt, d'un homme, le sien, parti avant, comme il se devait, et pour le repos éternel duquel elle avait charrié son lot de bassines, grimpé cent fois l'escalier du troisième étage et les marches bancales, au bois vermoulu. Enfin, elle succomba un peu plus vite que les autres, parce que les étés étouffants et moites étaient plus terribles aux vieillards que les rudes hivers, et, avant de succomber, elle reçut à son tour les mains de ses filles sur son front brûlant, elle froissa les draps qu'elle avait autrefois reprisés, elle rouspéta aussi, avec ce qui restait de souffle, et pour la première fois de sa vie. Elle rouspéta pour dire qu'il manquait à son chevet la petite dernière. La petite dernière n'était pas une des deux arrière-petites-filles que l'on allait chercher à l'école pour les conduire auprès d'elle, la petite der nière était la plus jolie des jumelles que la fille aînée avait eues quinze ans après sa deuxième fille. C'était la petite dernière parce qu'elle était la plus attentionnée avec sa grand-mère quand celle-ci avait encore quelques dents pour les gâteaux du dimanche, quand ses yeux pouvaient déchiffrer la légende inepte des photos de la page locale du journal. Mais à l'instant où l'agonie de la grand-mère allait s'achever, la petite dernière, que l'on cherchait partout, avait son premier été dans l'herbe collée, le premier été avec la joue d'un garçon glissée sur sa tempe et son prénom murmuré dans le creux de l'oreille par des lèvres humides et fraîches. Elle ne pensait pas à grimper jusqu'au grenier de la maison pour dresser au-dessus du lit écroulé le galbe impeccable et dur de sa poitrine tendue sous un tee-shirt. Aussi, fallut-il que les femmes déployées autour du lit hurlassent aux oreilles de la vieille femme impatientée que la dernière d'entre elles se trouvait sous bonne escorte, en d'autres termes dans la voiture des hommes, de son père ou de ses cousins, et qu'elle rentrait de Bédarieux avec des fleurs ou de l'eau de Cologne, en pensant à elle. Mme Roudière ne répondait rien car on l'avait remplie de tisanes qui n'avaient pas atteint son estomac vide et demeuraient dans sa bouche mal refermée. La fille arriva enfin. Quelqu'un la poussa dans les escaliers et l'abandonna dans l'entonnoir sombre qui conduisait au dernier étage. Cernée par la nuit, par des ombres qui armèrent sa main d'un flacon de parfum, la jeune fille était brûlante et sans voix. La laine rêche du chandail que l'on avait posé sur ses épaules grattait sa peau en sueur comme une ronce. Elle se hissa sur les marches fourbues de l'escalier et atteignit la chambre. Personne ne la suivit... La petite dernière s’approcha avec hésitation car elle craignait que sa grand-mère mourût devant elle. La mâchoire tordue la fit reculer. La grand-mère avait rassemblé ses dernières forces pour contenir dans sa bouche les torrents de tisane que refusait son ventre déjà mort. Elle ne reconnaissait pas la petite-fille qui se penchait, prête à déposer sur elle le velours de sa joue. Il restait à la vieille femme un peu de vie qui déclencha un prodigieux hoquet et poussa un long jet dru et nauséabond que la jeune fille esquiva comme une lame et dont elle arrêta les traits ultimes avec un pan de drap. La vieille femme se laissa frotter comme un enfant. La jeune fille avait oublié son rectangle d'herbe et le bruit de la rivière. Elle poussait le morceau de drap sur le visage de sa grand-mère, avec les gestes doux et efficaces qui faisaient les morts dignes, et emporta sans le savoir le dernier soupir, comme un papillon tombé à terre.
Les deux arrière-petites-filles furent absentes de l'école pendant deux jours. On avait attendu que l'aïeule eût disparu pour donner aux deux enfants une liberté qu'elles n'avaient pas réclamée. Les défunts, comme les héros de Verdun dont nous saluions la mémoire tous les 11 novembre, avaient besoin des enfants rassemblés. L'agonie de mon père arriva peu après, si rapide qu'il fut impossible de ramener celui-ci dans sa maison. La maladie qui l'attachait à son lit d'hôpital avait plongé dans ses chairs tant de sondes ou d'aiguilles, qu'en le prenant de force avec nous, comme avaient fait les Roudière, nous eussions emporté aussi un pan de mur ou de plafond. Les membres de la famille, qu avait amusés cinq ans plus tôt mon arrivée dans une contrée tropicale à bord d'un vieux Fokker cahotant sur des pistes défoncées, s'étonnèrent que, miraculeusement épargné par les fièvres ou les animaux sauvages, j'eusse opté à mon retour d'Afrique pour un territoire peuplé de vieillards en veste de velours quand tous les garçons de la famille avaient vissé une plaque avec leur nom et leurs diplômes à l'entrée d'un immeuble de grande ville. Par bonheur, les gens de ma famille me laissèrent en paix car, si j'étais peu de chose dans la hiérarchie des hommes, si mes tentatives d'écriture n'étaient encore qu'une glose sibylline déroulée dans la marge de cahiers d'écolier dont ils ne savaient rien, j'étais au premier plan dans la prédilection que le malade avait pour les siens. Mon père mourut à l'hôpital, après une nuit pendant laquelle il dormit si bien, en montrant un visage si calme que tous les proches qui le veillaient rentrèrent chez eux. J'arrivai trop tard, le lendemain matin, pour voir le visage reposé. Un brancardier avait enfermé mon père dans un sac, l'avait étendu sur une civière qu'il poussait dans l'obscurité d'une ambulance, avec les gestes précis d'un boulanger enfournant son pain. On me désigna un guichet. Je vis une vitre, un bureau, la silhouette minuscule d'un employé installé entre deux rangées de casiers. L'employé avait posé ses mains et son menton sur le rebord de son bureau et regardait les objets dérisoires que mon père avait confiés à l'hôpital le jour de son arrivée et que l'on avait rangés dans un coffre. J'ignorais que l'enlèvement d un corps imposait aux proches ce cérémonial de la levée d'écrou que j'avais vu dans les films policiers. L'employé fit le décompte méticuleux du trésor que j'allais emporter : une montre, une chevalière, des boutons de manchette, un portefeuille, et enferma le tout dans un sac plastique. A ce moment-là, je compris pourquoi Mme Roudière qui n'avait pas prononcé cent phrases dans sa vie, cent phrases à peine pour dire sa soumission et rien d'autre, pourquoi cette femme existait enfin, pourquoi son agonie avait été soustraite aux néons blafards et aux blouses blanches, pourquoi sa mort au milieu des siens, malgré le mauvais lit de bois, la poussière des greniers, était une mort dans la lumière quand la mort de mon père était un gouffre...

1 commentaire:

  1. Bouleversée par ce texte lu face à la mer a Colera
    Je t embrasse fort

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