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samedi 4 juillet 2015

" Comme ces surgeons qu'il y a partout et qui s'élèvent le long des arbres presque à les étouffer... "



La petite lumière Antonio Moresco
traduit de l'italien par Laurent Lombard

21

Un peu de soleil est apparu. Si je me mets à la petite fenêtre de la chambre où je dors, je vois au-dessous la forêt de châtaigniers qui perd ses feuilles, et cette longue pointe qui se dresse livide, pétrifiée, se hissant au-dessus des autres branches encore vivantes et au-dessus du manteau de feuilles qui se racornissent de plus en plus. À présent c'est elle qui est devant et le reste de l'arbre qui la suit. Dans d'autres coins de la forêt aussi, où au début du printemps se détachaient de plus en plus nettement ces branchages livides et sans écorce tandis que, tout autour, sur les autres branches, commençaient à apparaître les feuilles de ce vert tendre. Il y a des troncs entiers ou d'énormes souches de troncs abattus et débités, aux bords de certains chemins, racines arrachées et marmorisées, pareils à des blocs de pierre.

Quelque chose brille de façon insoutenable, quand la lumière du soleil la frappe sous un certain angle, à un endroit du chemin que l'on voit d'ici, si fort que ça fait mal aux yeux de la regarder. Je sais ce que c'est. C'est le sommier métallique d'un petit lit fixé au reste d'une clôture par deux charnières rudimentaires et utilisé comme porte d'entrée à un endroit où autrefois il devait y avoir un potager. On voit que son cadre d'acier n'a pas encore été attaqué par la rouille. À une certaine heure du jour, sous une certaine inclinaison du soleil, il renvoie des éclats lancinants de lumière, si forts qu'il faut détourner les yeux.

Je me surprends à songer: «Savoir qui a bien pu s'y coucher, sur ce sommier ? Quand ce hameau était encore habité, quand il était encore posé sur un châssis de métal ou de bois, et qu'il soutenait un matelas de laine de plus en plus tassé qu'on cardait peut-être de temps en temps, ou peut-être pas, parce que le cardeur, avec sa machine garnie de pointes opposées qui griffaient les bourrelets de laine tassée, ne montait pas jusqu'ici, il y avait trop peu de gens pour que ça vaille le déplacement. Quelque personne seule qui se couchait chaque nuit sur l'épaisseur de plus en plus réduite du matelas, durant les mois froids de l'hiver, à l'étage d'une de ces maisons qui sont désormais des ruines envahies par la végétation et où hibernent les chauves-souris, accrochées aux poutres, où autrefois ils mettaient le foin pour les bêtes qui étaient au rez-de-chaussée, dans l'étable, avec ces trois marches de pierre fendues où les vaches montaient en glissant sur leurs sabots, incitées par les cris de quelqu'un qui était derrière et leur frappait la croupe de la main et les poussait avec force pour les faire entrer. Des maisons qui n'étaient pas chauffées parce que la cheminée était en bas, et éteinte, il n'y restait à présent que quelques braises froides et noires. Ou bien quelque vieille restée seule. Ou, bien avant encore, quelque couple plus jeune. Et l'homme se couchait sur la femme, sur ce sommier-là, il entrait dans son corps à moitié endormi et engourdi par le froid, même pas lavé parce que la nuit l'eau gelait, le châle de laine sur la chemise de nuit soulevée à la hauteur des hanches, lui avec un pull de travail troué qu'il gardait même la nuit, de plus en plus rapidement dans le corps de la femme qui continuait à dormir, dont la respiration devenait parfois plus lourde, plus rauque, et on ne comprenait pas si c'était à cause du poids de l'homme sur son corps ou bien parce qu'elle ronflait, et alors le lit grinçait un peu plus fort. À la fin, tous les deux avec les couvertures tirées jusque sous le menton pour ne pas attraper froid. Et c'était comme ça toutes les nuits, toutes les nuits, tandis que quelque chose grandissait dans le noir à l'intérieur du ventre de cette femme à moitié endormie et engourdie, sur ces sommiers qui sont là désormais et servent de porte aux potagers abandonnés, quelque petit être désespéré avec sa petite queue remontait le canal vaginal pour être le premier à briser la membrane d'un des ovules qui pullulaient aveugles dans la matière aveugle de sa chair, pour donner vie à de nouveaux corps et à de nouveaux petits êtres dotés d'une queue et à de nouveaux ovules au milieu de tout ce désespoir végétal et de ce froid. Pour quelle raison ? Pourquoi ? Comme ces surgeons qu'il y a partout et qui s'élèvent le long des arbres presque à les étouffer, toujours plus haut, plus haut, qui arrivent presque avec leurs feuilles à la cime de l'arbre autour duquel ils ont poussé jusqu'à l'emprisonner. Il se passe la même chose avec les êtres de notre espèce. Toutes ces vies qui s'emprisonnent les unes dans les autres, cette création continue de colonies pour occuper des portions de plus en plus grandes de territoire en les soustrayant à d'autres. Pourquoi? Pourquoi ? Pour perpétuer son propre ADN ? Alors que, de toute façon, après seulement quatre ou cinq générations, un battement de cils dans le temps, il ne reste plus rien du patrimoine chromosomique ni de 1'ADN originel dans les nouveaux êtres qui ont pris vie, lesquels à leur tour, après quatre ou cinq générations, ne transmettront rien de leur ADN dans les nouveaux êtres à qui ils auront donné vie ! Je ne sais pas si c'est la même chose pour les arbres, les ronces, les féroces pariétaires qui envahissent tout, et qui semblent toujours pareilles à elles-mêmes, toujours les mêmes feuilles, les mêmes tiges à l'étrange couleur rougeâtre qui se cassent dès qu'on les arrache, et pendant ce temps le reste de la petite plante continue imperturbablement à bourgeonner, et plus loin toujours les mêmes colonnes de bois qui se dressent vers la lumière, mais les individus de notre espèce, eux, apparaissent différents les uns des autres, ou alors ils ont seulement une apparence différente, ou bien c'est comme ça qu'on imagine qu'ils sont tandis qu'on les regarde à travers le diaphragme déformant de l'atmosphère, derrière le voile dense et noir et ondoyant au vent, et qu'on essaie d'interpréter d'après les configurations de leurs visages ce qui se produit dans l'entonnoir sombre de leur vie, comme lorsque la nuit on voit frémir près du rivage cette écume soudaine des vagues de la mer noire... »


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