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dimanche 27 juillet 2025

Lu et vu (158)

 Lu

Ce qui reste de nos vies de Zeruya Shalev

Depuis des années, il se bat contre les institutions les plus puissantes, l'État, l'armée, les services de sécurité, il se bat pour des terres et des indemnisations, des troupeaux et des cabanes en boue, des taudis et des cuvettes de cabinets, oui, parce que c'est là que réside la dignité des malheureux pris entre les feux croisés de forces qui les dépassent, la dignité de Haled, un ouvrier de seize ans qui travaillait chez un marbrier jusqu'à ce qu'une grue lui lâche une pierre tombale sur le dos, depuis il est paralysé, mais comme il n'était pas déclaré, son patron s'en lave les mains, sa famille n'osera pas porter plainte car juste après, le jeune frère a été embauché dans l'entreprise, qui essayera d'obtenir des indemnités pour ce gosse, qui donc s'occupera de Hala, une jeune femme qu'on allait expulser vers la Jordanie en violation totale du droit fondamental de mener une vie privée et familiale normale, qui interviendra pour ces trois enfants grièvement blessés par l'ancien obus de mortier avec lequel ils jouaient, qui s'occupera de ces tribus en voie de disparition, ces âmes libres du désert, ces Bédouins, fiers nomades qui sont à présent réduits à ramasser les ordures aux abords de nos villes ? Rares sont ceux qui acceptent de défendre les faibles, les cerveaux les plus brillants se mettent au service du pouvoir, c'est tellement plus excitant de représenter le gouvernement, les banques, les nantis ! Mais toi, quand tu enfiles ta robe dans la salle d'audience, c'est justement là que tu te sens puissant, en plaidant pour les désarmés et les humiliés face au système capable de les broyer, parfois même tu arrives à gagner et alors tu ne te sens plus du tout démuni, sauf que ces dernières années tu peux compter tes victoires sur les doigts de la main (…) p 86


Je t'ai toujours dit qu'un enfant me suffisait amplement et je suis ravi que tu aies enfin compris qu'effectivement c'était une chance, il hoche la tête tandis qu'elle accuse le coup en se crispant davantage puis elle se lève, va s'asseoir sur ses genoux, pose le front sur son épaule tant elle a besoin d'un contact apaisant, non, Amos, tu n'y es pas du tout, lui chuchote-t-elle dans l'oreille, je viens de comprendre ce que nous devons faire, je sais que tu vas d'abord trouver mon idée insensée mais après, tu y réfléchiras toi aussi et tu verras combien ce sera merveilleux pour nous trois. De quoi parles-tu? demande-t-il en remuant nerveusement sur sa chaise au bois fissuré par la pluie et le soleil, eh bien voilà je... cette question l'oblige à assumer pour la première fois les mots clairs, pas les quelques syllabes nébuleuses qui ont plané dans la chambre de sa mère, pas non plus les pages silencieuses qui ont défilé sur l'écran de son ordinateur, elle hésite un peu puis se lance à voix basse, je veux adopter un enfant.

Quoi? rugit-il, à moins que ce ne soit qu'une impression parce que son oreille est presque plaquée à la bouche d'Amos, elle bondit sur ses pieds mais c'est peut-être lui qui l'a repoussée car à présent il la toise de bas en haut, les verres de ses lunettes scintillent d'ahurissement, adopter un enfant ? D'où ça sort, là, tout à coup ? Tu dérailles, Dina, ou bien c'est pour te moquer de moi ? Elle réintègre sa chaise en face de lui, où se cache son sens de la repartie, pourquoi disparaît-il dès qu'elle en a besoin, pourquoi les arguments ne lui viennent-ils pas avec la même fluidité que les facteurs de l'expulsion des Juifs d'Espagne qu'elle cite en cours, écoute-moi avant de monter sur tes grands chevaux, dit-elle, nous n'avons qu'une fille et elle est grande maintenant, dans quelques années elle va quitter la maison, mais moi, je sens que j'ai encore trop de choses à donner, si tu savais comme j'aime être mère, alors pourquoi ne pas sauver un enfant qui n'a pas de foyer et nous sauver nous aussi par la même occasion, pourquoi ne pas donner un sens à notre vie au lieu de vieillir et de nous rabougrir, tu ne vois pas à quel point ça serait merveilleux ? 

Absolument pas, répond-il sèchement, je n'ai pas besoin d'être sauvé et je suis désolé d'apprendre que tu as peur de te retrouver en tête à tête avec moi après le départ de Nitzane, c'est n'importe quoi, je ne comprends vraiment pas quelle mouche t'a piquée, heureusement que tu aimes être mère, parce que Nitzane, grande ou pas, reste ta fille et aura besoin de toi toute sa vie, de plus, tu as aimé être la mère de Nitzane mais comment peux-tu être sûre que tu aimeras être la mère d'un enfant qui n'est pas le tien et qui te mettra face à des situations que tu ne peux même pas imaginer ! Adopter, c'est un saut dans le vide, si tu savais le nombre d'histoires abominables que j'ai entendues là-dessus, le fils de mon rédacteur par exemple avait un ami qui vient de se suicider à dix-huit ans, un pauvre môme adopté au Brésil, tu n'as pas idée de l'enfer qu'ils ont vécu à cause de lui, c'est ce que tu veux, transformer notre vie en enfer?

Tu ne cesses de me parler de gens qui se suicident, lui susurre-t-elle étonnée, tu cherches à me donner des idées ou quoi? Elle s'empresse de ponctuer sa question par un petit rire pour qu'il comprenne que c'était une plaisanterie, même si le tour conflictuel de cette conversation la secoue jusqu'au plus profond d'elle-même, tu dérailles complètement, Dina, reprend-il, évidemment que je ne suis pas contre l'adoption, mais ça dépend des cas, c'est toujours un pari fou, il faut avoir les épaules sacrément larges pour tenir le coup et toi, tu es plutôt du genre à paniquer au moindre problème, tu ne veux pas la difficulté, tu veux le bonheur, lâche-t-il avec amertume, alors tu es en train de te fourvoyer, ma chérie, prends un amant si tu t'ennuies avec moi, crois-moi, ce sera plus simple.

Pourquoi dis-tu n'importe quoi, braille-t-elle les lèvres frisson-nantes, je te parle d'élever ensemble un autre enfant et tu m'envoies dans les bras d'un autre homme, je veux que nous retrouvions le bonheur qu'on a connu à la naissance de Nitzane, un enfant c'est une vie nouvelle, un sens nouveau, surtout si c'est un orphelin qui, sans nous, serait resté dans une institution sordide, mais il la coupe avec impatience, Dina, laisse tomber, tu ne fais que réciter bêtement des formules toutes faites, tu ne sais rien de ces mécanismes, d'ailleurs, il y a plus d'adoptants que d'enfants adoptables, plus de demandes que d'offres, alors ne te berce pas d'illusions en te persuadant que tu sauveras vraiment un pauvre gosse, si ce n'est pas toi, c'est quelqu'un d'autre qui le prendra, et certainement dans un pays moins dangereux que le nôtre.

Tu te trompes, je le sauve parce que, nous, nous avons beaucoup à lui apporter, s'entête-t-elle, je le sauve même si quelqu'un d'autre l'aurait pris, je le sauve parce que nous sommes des parents expérimentés, que nous avons une bonne situation, qu'il aura une sœur merveilleuse et que je pourrai lui consacrer énormément de temps.

Ça, c'est sûr, du temps, tu en auras pléthore puisque tu seras licenciée si tu ne termines pas ta thèse, ironise-t-il sans sourciller, mais on n'adopte pas un enfant pour occuper son temps libre. Je comprends les gens qui aspirent à ce qu'on les appelle maman ou papa, mais toi, tu as une fille, tu ne vois pas que c'est une différence fondamentale? Tu es déjà mère, ça devrait te suffire, tu dois te contenter de ce que tu as et ne pas en demander plus. Si tu veux mon avis, c'est lié à la ménopause, et toi, comme d'habitude, tu choisis de traverser cette crise de la manière la plus originale qui soit, mais il faut que tu te mettes bien ça dans le crâne, et il souligne son propos en se penchant vers elle au-dessus des verres de vin et des bols de soupe de yaourt vides, un enfant ne te rajeunira pas, un enfant ne réparera pas tes erreurs, un enfant ne nous rendra pas plus heureux, tu ne peux pas prendre un pauvre gamin et le charger d'espoirs fous qui n'ont rien à voir avec lui. Bref, Dina, au lieu d'essayer de recréer un paradis perdu qui de toute façon ne reviendra pas, tu dois accepter ce que tu as et voir comment tu peux apprécier ta vie telle qu'elle est, tu comprends ?

Comment peux-tu être aussi sûr de toi, proteste-t-elle tandis qu'elle palpe ses côtes douloureuses, le plus facile, c'est de dire que je suis folle sans même essayer d'examiner la chose, mais il la coupe de nouveau, il n'y a rien à examiner, tes motivations sont nauséabondes et tu sais quoi, même si elles émanaient du sentiment le plus noble et le plus pur, moi, ce truc ne me convient pas du tout. Je me sens suffisamment père avec la fille que j'ai, même si elle commence à avoir une vie à elle, je ne suis plus tout jeune, tu oublies que je vais sur mes cinquante-cinq ans, alors la dernière chose dont j'ai envie, c'est de courir après un bébé qui ne sera même pas de moi. Qu'est-ce qui va me rattacher à lui ?

Et qu'est-ce qui me rattache à toi, se demande-t-elle en fixant hargneusement les lèvres qui lui assènent leurs arguments avec une désarmante fluidité, elle a l'impression que jamais il n'a parlé avec un tel débit, aussi étrange que cela puisse paraître, des deux, c'est lui qui est le mieux préparé à cette conversation, qu'est-ce qui me rattache à toi, elle se lève de sa chaise dans un élan furieux, avec l'envie de tout balancer en bas, les verres et les bols, entendre son rêve se fracasser dans la cour dallée des voisins, non, elle ne va pas battre en retraite si vite, alors elle dit, Amos, je ne renoncerai pas, elle sait que ses lèvres se déforment et que des lambeaux de la serviette en papier rouge tremblotent sur son visage, elle sait qu'il la considère en cet instant comme une malade mentale et que cela ne l'ébranle pas le moins du monde, Amos, je le ferai, je ne peux pas renoncer cette fois. Tu as besoin de te faire soigner d'urgence, ça fait déjà un certain temps que tu ne vas pas bien, articule-t-il en se dressant devant elle, ne crois pas que je ne m'en sois pas rendu compte, c'est juste que je ne pensais pas que ça irait si loin.

Comme c'est facile pour vous de nous qualifier de folles des que nos aspirations sont contradictoires aux vôtres, ricane-t-elle même si, intérieurement, elle n'est pas certaine de trouver beaucoup de femmes prêtes à la soutenir dans ce choix-là. Il la toise avec froi-deur, tu sais quoi, tu as peut-être raison, peut-être que c'est une erreur de ma part d'essayer de poser un diagnostic, alors je vais me contenter de te répéter ce que je ressens: pour moi, c'est exclu. Je n'ai aucune envie d'élever maintenant un petit enfant et tu ne peux pas me l'imposer. Désolé de te décevoir, si tu ne renonces pas, c'est simple, je me lève et je pars.

Et, comme pour illustrer sa menace, il se lève et il part, en un clin d'œil il n'y a plus personne, elle a l'impression qu'il n'a même pas pris le temps d'enfiler un tee-shirt ni de mettre des sandales, il s'est évaporé pendant qu'elle posait les assiettes tremblantes dans l'évier de la cuisine et se penchait sur le lave-vaisselle, à présent elle contemple la terrasse vide, la chaise vide, elle n'a même pas entendu claquer la porte, peut-être est-il encore dans l'appartement, mais quelle différence, la question n'est pas où est Amos en ce moment précis, mais que fera-t-elle, elle, maintenant qu'il lui a clairement indiqué sa position, que fera-t-elle du restant de ses jours, du restant de sa vie. (p 178-182)


Vu

Don Quichotte, ballet de Rudolf Noureev avec l’Opéra National de Paris, une co-production Opéra Bastille Arte France


Le rire et le couteau de Pedro Pinho

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