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samedi 24 novembre 2012

(...) je ne sais pas si je l'aime ou si je m'y suis habituée.

Dormir accompagnéLivre de chroniques II de António Lobo Antunes
 Dormir accompagné (livre de chroniques II) A. Lobo Antunes

(traduit du portugais par Carlos Batista)

L'amour conjugal

Je suis mariée depuis vingt-quatre ans et je ne sais pas si je l'aime ou si je m'y suis habituée. Je ne déborde pas d'enthousiasme à l'idée que mon mari rentre tous les soirs à six heures et demie sept heures mais ça ne m'est pas non plus désagréable. La perspective de passer un mois de vacances avec lui et les enfants ne m'exalte ni ne m'ennuie. Faire l'amour n'est pas la chose qui m'excite le plus au monde mais je ne peux pas non plus dire que c'est une corvée. Zé To a le sens de l'humour, il n'est pas laid, il n'est pas idiot, il n'a pas tant de ventre que ça, il n'est pas mal pour son âge, il m'offre des fleurs de temps en temps, il me rapporte du parfum duty free au retour de ses réunions à Londres, j'ai commencé à flirter avec lui à dix-sept ans, je n'ai jamais couché avec quelqu'un d'autre, sincèrement je ne me vois pas coucher avec quelqu'un d'autre et cependant vous comprenez, je ne sais pas si je l'aime ou si je m'y suis habituée. J'en arrive à penser que je l'aime quand je le compare aux autres hommes, aux maris de mes amies par exemple, à mes beaux-frères, et j'en arrive à penser que je m'y suis habituée quand je vois un film avec Robert de Niro. Ce n'est pas que Robert de Niro soit beau, mais c'est son sourire, c'est sa manière de regarder, c'est le vide qui flotte en moi quand je rallume la lumière et qu'au lieu de Robert de Niro, c'est Zé To près de moi sur le canapé, c'est Zé To près de moi dans la voiture, c'est Zé To qui me demande en portugais si la femme de ménage a repassé son pantalon gris, qui me fait remarquer que le robinet de la salle de bain goutte, et quand je suis allongée c'est Zé To en pyjama qui s'étend à mes côtés avec ses revues de 4x4 qui le passionnent, c'est Zé To qui me donne un baiser, éteint la lumière, c'est le talon de Zé To qui frôle ma jambe, c'est Zé To qui s'endort si vite et me laisse seule dans le noir à regarder le plafond en attendant un sommeil qui tarde, qui se fait attendre, qui met des siècles à venir. Bien entendu si Robert de Niro était ici je n'en voudrais pour rien au monde. Il a certainement des tas de manies insupportables, il est certainement égocentrique, peut-être aime-t-il assembler des miniatures d'avions ou autres bêtises de ce genre, si ça se trouve il me tromperait à droite et à gauche avec des actrices de Hollywood
(j'ai déjà quarante-six ans et sans être laide je n'ai rien à proprement parler d'une Jessica Lange)
et ma vie deviendrait un enfer de jalousie et de scènes de ménage puériles. Parfois, voyez-vous, je me demande ce qui me pousse à chercher si j'aime Zé To ou si je m'y suis habituée, parfois je me demande si c'est important de l'aimer, si c'est important l'amour, si l'amitié et la camaraderie
(c'est un mot horrible qui rappelle les scouts n'est-ce pas, je trouve que c'est un mot horrible mais je n'en vois pas d'autre)
ne sont pas plus importantes, nos enfants sont de vraies perles, ils ne nous causent aucun souci, ils ne se droguent pas, sont tous deux à l'université, n'ont jamais cabossé nos voitures, s'inquiètent beaucoup de nous, surtout Diogo, Bernardo a toujours été plus détaché ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas un ange, parfois je me demande si la complicité
(ce mot ne me plaît pas davantage, il sent le vol à main armée vous ne trouvez pas ?)
l'absence de disputes, le caractère doux de Zé To ne sont pas plus importants, sa patience face à mes caprices, face à ce petit tempérament que j'ai hérité de mon père, face à mon désir d'être opérée des seins, de faire un lifting, de retrouver celle que j'ai été même si au moment de sourire j'ai la sensation que les coins de ma bouche vont se déchirer dans un crissement de tissu. Fort heureusement vous êtes d'accord avec moi, vous n'imaginez pas de quel poids vous me soulagez, fort heureusement vous aussi vous considérez l'amitié comme plus importante que l'amour, la camaraderie,
(revoilà ce mot quelle plaie)
les enfants, la complicité
(et celui-là encore)
l'absence de disputes, la douceur de Zé To, fort heureusement vous pensez que je ne dois pas me demander si je l'aime ou si je m'y suis habituée, fort heureusement vous m'avez invitée à dîner en tête à tête, seulement pour dîner avec vous, docteur, quelle excuse irais-je donner à Zé To, mais si vous voulez, nous pouvons à la place déjeuner vendredi dans un restaurant loin de votre cabinet et de chez moi, de préférence un endroit où l'on ne croisera aucune connaissance, car je crois bien que vous avez quelque chose de Robert de Niro, son sourire, son regard, dès que je suis entrée dans votre cabinet j'ai pensé
—Ce psychologue a quelque chose de Robert de Niro, je suis persuadée que nous allons bien nous entendre
et maintenant je suis prête à jurer que nous allons bien nous entendre, je suis prête à jurer qu'après ce déjeuner nous nous entendrons à merveille.

2 commentaires:

  1. et le surlendemain de ce déjeuner? vite, vite la suite ...

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  2. désarrois dune pauvre petite quadra plutôt bien lotie et ravalements tous azimuts , un psy en guise de maître d'oeuvre de ce chantier-là, le bovarysme a de beaux jours devant lui

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