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mercredi 30 avril 2014

Vincent Perrottet : Partager le regard



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Plus que jamais et de façon croissante, nous évoluons dans des sociétés qui façonnent nos consciences par les images.
Chaque personne vivant dans l’espace urbain est confrontée quotidiennement à des centaines de messages visuels, informations commerciales ou de services publics qui communiquent sur leurs actes.
Ces images graphiques imprimées ou projetées occupent les trottoirs des villes, les quais et les couloirs des transports collectifs, les emballages, les pages des journaux, des magazines et des sites web. Les vêtements et les bâtiments s’en couvrent ainsi que bon nombre de véhicules.
L’espace public, et avec lui l’espace intime de chacun qui ne peut ignorer cette propagation, n’appartient plus à ceux et à celles qui l’habitent mais à ceux qui l’exploitent sans vergogne. Pire encore, le pouvoir sanctionne les détournements, graffitis, et autres formes inoffensives de résistance aux injonctions qui nous sont imposées par ceux qui se sont arrogé le droit de vendre l’espace commun.
Il est stupéfiant que ces millions de messages visuels imposés à nos yeux et à notre intelligence ne suscitent aucun commentaire, aucune critique cultivée, comme s’ils n’existaient pas, comme si cela ne nous concernait en rien. Le regard que nous portons individuellement et collectivement sur cette production visuelle colossale n’intéresserait-il personne ?
(..)
Dans un monde se donnant à comprendre en grande partie par l’exercice du regard, ceux qui décident des images prennent un pouvoir qui devient totalitaire s’il n’est pas questionné démocratiquement.
Mais comment cultiver le regard de façon à le rendre ouvert, critique et citoyen plutôt que soumis et condamné à ce flot incessant d’ordres, d’injonctions et de messages infantilisants destinés « à faire rêver » comme le vend le monde publicitaire, premier producteur d’images ?
(..)

L’absence sur le territoire français de lieux dédiés à l’activité graphique rend impossible une véritable connaissance de ses formes, de son patrimoine et de son histoire.
(...)
Il existe en France un nombre important d’espaces d’exposition,  de conservation et de recherche pour les arts plastiques et l’art contemporain, mais ceux-ci n’ouvrent pas leurs yeux et encore moins leurs portes à une expression qu’ils semblent considérer comme mineure. S’ils ont compris qu’il existe chez les cinéastes, les photographes, les architectes et les designers d’objets de grands créateurs dont le travail est montré en exemple de ce que doit être la qualité proposée aux citoyens, ils peinent à accepter cela du design graphique.
Que pensent-ils de nos prédécesseurs ( Lautrec, Cassandre, Rodtchenko, Heartfield, Müller-Brockmann, Savignac, Rand, Tomaszewski et tant d’autres ) dont les travaux occupent pourtant les cimaises de grands musées dans le monde ?
(..)


 Alors comment considérer la faiblesse formelle et la vacuité intellectuelle de l’immense majorité des images imposées à notre regard dans les espaces publics et privés?
Faute de lieux cultivant le goût des français, seules s’inscrivent dans la mémoire collective les images exposées dans l’espace public, presque jamais regardées et encore moins lues et décodées, mais qui, par la puissance de leur nombre, remplissent parfaitement leur mission de normalisation du regard par le bas : la transformation du citoyen en consommateur. Ces messages visuels condescendants et sexistes, qui n’informent jamais sur la réalité des produits ou des services qu’ils proposent, sont conçus par des agences de publicité et de communication dont le principal objectif n’est pas de réaliser des formes qui intéresseraient, en les éclairant, celles et ceux qui les regardent, mais de faire un chiffre d’affaires à la hauteur de ceux qui les emploient. En manipulant les affects et en simplifiant les messages, pour une supposée lisibilité ou clarté de la communication, ils deviennent un outil de propagande très efficace pour une société qui joue les individus les uns contre les autres dans l’obsession consumériste depuis les années 80.(..)
Concurrence, compétition et compétitivité se substituent aux valeurs de la République que la publicité raille sans jamais n’être contredite.

 

 Un système délétère s’est insinué dans la commande publique nationale, régionale et institutionnelle et rend presque impossible la production de signes ou de messages visuels de qualité, alors qu’elle devrait être exemplaire et que beaucoup de créateurs ont le désir de l’accompagner de leurs connaissances et de leur talent.
Depuis quelques années, sont apparus dans l’organigramme de ces institutions des responsables de la communication qui ont la charge de penser et d’organiser les informations de leur structure en direction des publics. Ils doivent gérer la relation avec les créateurs de formes, décider de l’économie des projets et de leur diffusion.
Ces personnes sont la plupart du temps incompétentes à remplir valablement leur mission.(..)
Comment dire l’immense circonspection des graphistes face à un responsable de la communication qui tient leur sort entre son infinie servitude et la puissance que lui confère sa place.
Les directions des institutions devraient se défier de celui qui donne toujours raison à ses supérieurs. En démocratie, la hiérarchie n’implique pas la soumission. Un responsable ne l’est que si on lui en confie le pouvoir, sinon il ne vaut rien.
(..)
©Vincent Perrottet

 À l’endroit de la création, ce ne sont pas les compétiteurs qui font avancer la relation entre les formes visuelles et le regard, mais ceux qui connaissent, pensent et pratiquent les formes. Les compétiteurs « gagnent » des marchés et des budgets mais perdent, dans l’énergie qu’ils y mettent, l’essentiel de leur disposition à créer, à toucher et réfléchir l’autre.
Pour une bonne relation entre la création et ceux qu’elle accompagne, il faut que chacun s’y retrouve. Le créateur doit faire son travail du mieux possible et le commanditaire, dont l’information apparaît publiquement, être fier de l’image qu’il donne aux autres.
Les affiches et publications exemplaires, que seuls les bons musées commencent à collectionner et à placer dans la perspective de tous les arts, le sont grâce à l’institution qui les a commanditées et à ceux qui les ont portées.
Réconcilier les citoyens avec les institutions peut se faire en repensant la façon dont les pouvoirs publics communiquent visuellement envers ceux qui les ont élus et les financent.
Prendre – par les images qu’on lui adresse – le peuple français pour un marché de consommateurs, c’est le réduire à la longue au grégarisme. Ne plus nous penser en citoyens responsables et solidaires les uns des autres, c’est générer les rivalités mortifères qui nous déshumanisent.

Le graphiste ( ou designer graphique ) est un généraliste de la mise en forme visuelle, il dessine «à dessein» - souvent dans le cadre d’une commande - les différents éléments graphiques d’un processus de communication.*
Aujourd’hui la plupart des créateurs graphiques ont étudié cinq années après le baccalauréat dans des écoles supérieures d’art et de design, certaines sous tutelle du Ministère de la culture, et ont le plus souvent perfectionné leur formation dans des stages en ateliers ou agences de design en France et à l’étranger.
Le temps qu’il faut ensuite pour que la production de ces créateurs se singularise, que leur écriture soit reconnaissable parce qu’incarnée, est un temps long. Ce sont dix années (exceptionnellement moins) de travail passionné, formel et intellectuel qui forgent l’indépendance d’esprit et la liberté nécessaire à toute création.
* définition donnée par une assemblée de graphistes en juin 1987 lors des États généraux de la Culture


1 commentaire:

  1. sur le sujet, le film de John Carpenter : INVASION LOS ANGELES est à voir absolument...
    un extrait ici : https://www.youtube.com/watch?v=G_cDbGfq_7c

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