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jeudi 31 mars 2016

"Vous allez être abattus, vous y êtes, voyez plutôt l'abattoir..." (1)


Berlin Alexanderplatz Histoire de Franz Biberkopf

Alfred Döblin 

Première parution en 1933
Trad. de l'allemand par Olivier Le Lay
Nouvelle édition en 2009
. Traduction nouvelle suivie d'un texte de Rainer Werner Fassbinder
Collection Du monde entier, Gallimard


CAR IL EN VA DE L'HOMME COMME DU BÉTAIL ; COMME CELUI-CI MEURT, IL MEURT LUI AUSSI (p 137 et suiv)

Abattoirs de Berlin. Au nord-est de la ville depuis l'Eldernaer Sraße via la Thaerstraße via la Landsberger Allee jusqu'à la Cotheniusstraße via le long du chemin de fer de ceinture s'étendent les
 les halles et les bouvrils des Parcs et abattoirs.
Ils recouvrent ouvrent une surface de 47,88 ha, soit 187,50 arpents, sans les bâtiments situés derrière la Landsberger Allee tout cela a englouti 27 083 492 marks, dont 7 682 844 marks pour les parcs et 19 410 648 pour les abattoirs proprement dits.
(...)
     Bâtiments jaunes de l'administration, un obélisque pour les morts de la guerre. Et à droite et à gauche de longues halles avec des toits de verre, ce sont les parcs, les salles d'attente. Dehors des tableaux noirs : Propriété du Groupement d'intérêts des Grandes Boucheries de Berlin a. d. Toute publication sur ces tableaux sera soumise à l'approbation de la Direction.
     Le long des grandes halles il y a des portes, ouvertures noires pour mener les bêtes à l'intérieur, dessus des nombres, 26, 27, 28. La halle aux bœufs, la halle aux cochons, les aires d'abattage : Tribunaux des Morts pour les animaux, haches brandies, tu ne sortiras pas vivant d'ici. Rues adjacentes paisibles, Straßmannstraße, Liebigstraße, Prokauer, espaces verts où des gens se promènent. Ils vivent chaudement accolés, quand l'un d'eux tombe malade et a des maux de gorge, le médecin accourt.
     Mais de l'autre côté les rails du chemin de fer de ceinture s'étirent sur 15 kilomètres. Le bétail arrive des provinces, spécimens de toute espèce, mouton, cochons, bœufs, de Prusse-Orientale, de Poméranie, du Brandebourg, de Prusse-Occidentale. Sur les rampes à bestiaux, ils bêlent, meuglent. Les cochons grognent et reniflent le sol, ils ne voient pas où tout cela peut mener, les bouviers avec leurs bâtons courent derrière. On les a menés si longtemps, puis secoués dans les wagons, maintenant plus rien ne vibre sous eux, seulement les carreaux sont froids, ils se réveillent, se pressent les uns contre les autres. (...)
     Un homme en blouse de toile marche dans le couloir, l'enceinte s'ouvre, avec un bâton il pénètre entre eux, la porte est ouverte, ils appuient pour sortir, couinent, des grognements et des cris viennent. Et maintenant tout ça dans les passages. Par les cours, entre les halles les drôles de bêtes blanches sont menées, les grosses cuisses rigolotes, les queues en tire-bouchon rigolotes, et les traites verts et rouges sur le dos. Voici la lumière, chers petits, voici le sol, furetez donc, cherchez, pour combien de minutes encore. Non, vous avez raison, on n'est pas aux pièces, continuez à fouiller et à fureter. Vous allez être abattus, vous y êtes, voyez plutôt l'abattoir, l'abattoir aux cochons. Il y a des bâtiments anciens, mais vous aurez droit à un nouveau modèle. Il est clair,bâti de pierres rouges, on pourrait le prendre du dehors pour une serrurerie, pour un atelier ou des bureaux ou pour une salle de conception. Je vais entrer par l'autre côté, chers petits cochons, car je suis un homme, je passe par cette porte-là, on s'retrouve à l'intérieur.
     Coup contre la porte,elle vibre, oscille. Pouah, la vapeur ! Comme ils fument. Là tu es dans la vapeur comme dans un bain, là les cochons prennent un bain russo-romain. On marche quelque part, tu ne vois pas où, les lunettes sont embuées, on marche peut-être nu, chasse les rhumatismes dans la sueur, la fine à elle seule ne suffit pas, on fait claquer ses mules. Il n'y a rien qu'on puisse voir, la vapeur est trop dense. Mais ces couinements, râles, claquements, appels d'hommes, chutes d'instruments, fracas de couvercles. Il faut bien que les cochons soient quelque part ici, ils sont venus d'en face, ils sont rentrés par le plus long des côtés.  Cette épaisse vapeur blanche. Là il y a déjà des cochons, là quelques-uns sont appendus, ils sont déjà morts, on les a coupés, sont presque mûrs à bouffer. Là un homme avec un tuyau et qui nettoie les moitiés de cochon blanches. Elles pendent à des supports en fer, tête en bas, certains cochons sont en entier, les pattes en haut sont bloquées par une traverse, un animal mort ne peut de toute façon rien faire, il ne peut pas non plus courir. Des pieds cochons tranchés sont mis en tas. Deux hommes sortent quelque chose du brouillard, pendu à une poutre de fer un animal ouvert et éviscéré. Ils soulèvent la poutre et la passent dans l'anneau de roulement. Là déjà quelques collègues sont suspendus, regardent d'un œil émoussé les carreaux en bas.
     Dans le brouillard tu marches dans la salle. Les dalles de pierre sont cannelées, elles sont humides, sanglantes aussi, entre les supports les rangées de bêtes blanches étripées. Au fond nécessairement les enceintes d'abattage, là ça claque, fouette, couine, crie, râle, grogne. Là des cuves, des baquets fumants, c'est de là que vient la vapeur. Des hommes plongent les animaux tués dans de l'eau bouillante, les échaudent, les ressortent joliment blancs, un homme écorche encore l'épiderme au couteau, l'animal n'en est que plus blanc, tout lisse. Tous doux et blancs, très satisfaits comme après un bain exténuant, après une opération réussie ou un massage, les cochons sont alignés sur des bancs, des planches, ils ne remuent pas dans leur tranquillité repue et leurs nouvelles chemises blanches. Ils sont tous couchés sur le flanc, chez certains on voit la double rangée de mamelles, comme ça en a des mamelles un cochon, ça doit être des animaux bien féconds. Mais ils ont tous ici une entaille droite et rouge au cou, juste selon la ligne médiane, c'est très suspect.
     Maintenant ça claque de nouveau, une porte s'ouvre au fond, la vapeur s'échappe, ils font entrer une nouvelle fournée de cochons, vous courez là, moi je suis entré devant par la porte coulissante, drôles de bêtes rosées, cuisses rigolotes, queues en tire-bouchon rigolotes, le dos avec des traits de couleur. Et ils furètent dans la nouvelle enceinte. Elle est froide comme l'ancienne mais il y a encore un reste de mouillé sur le sol, quelque chose d'inconnu, une équivoque rouge. Ils frottent le groin dedans.
     Un jeune homme au teint pâle, les cheveux blonds collés, a un cigare dans la bouche. Voyez un peu, c'est le dernier homme qui s'occupera de vous ! Ne pensez pas de mal de lui, il ne fait que remplir son office. Il a une affaire administrative à régler avec vous. Il ne porte que des bottes, un pantalon, une chemise et des bretelles, les bottes lui remontent au-dessus du genou. C'est son appareil officiel. Il ôte le cigare de sa bouche, le dépose dans un compartiment le long du mur, prend dans un coin une longue hache. C'est l'emblème de sa dignité officielle, de sa prééminence sur vous, comme la plaque d'un policier. I1 va vous la montrer tout de suite. C'est une longue tige de bois que le jeune homme soulève à hauteur d'épaule au-dessus des petits cochons couinants tout en bas, ils fouissent tranquillement, furètent et grognent. L'homme circule, le regard cherche, cherche. Il s'agit là d'une procédure d'enquête contre certaine personne, certaine personne dans l'affaire x contre y  —Tac ! Là un cochon vient de lui filer devant les pieds, tac ! encore un. L'homme est vif, il a produit son identité, la hache s'est abattue, elle a plongé dans la mêlée, le plat de la hache touche une tête, encore une tête. C'était un instant. Dessous ça frétille. Ça trépigne. Ça se jette sur le flanc. Ça ne sait plus rien. Et reste couché là. Que font les pattes, la tête. Mais ce n'est pas le cochon qui fait ça, ce sont les jambes comme des personnes particulières. Et déjà deux hommes dans dans l'échaudoir ont jeté un œil de ce côté-ci, nous y sommes, ils soulèvent le panneau de l'enceinte, tirent l'animal au dehors, le long couteau frotté sur un bâton pour bien affûter et puis alors à genoux, tac tac on enfonce dans le cou, ritsch une longue entaille, une très longue dans le cou, la bête est ouverte  comme un sac, entailles qui plongent au profond, la bête palpite, trépide, cogne, elle est sans connaissance, c'est un début, bientôt davantage, elle couine, maintenant on ouvre les veines du cou. Elle a profondément perdu connaissance, nous sommes entrés dans la métaphysique, la théologie, mon enfant, tu ne marches plus sur cette terre, nous foulons désormais les nuages. Vite approcher la petite cuvette, le sang noir très chaud s'épanche dedans, écume, fait des cloques dans la cuvette, vite remuer. Dans le corps le sang coagule, fera des caillots, bouchera les blessures. Maintenant il est sorti du corps et il veut encore coaguler. Comme un enfant crie encore maman,  maman quand il est couché sur la table d'opération et qu'il n'est plus du tout question maman, et maman ne viendra pas du tout, mais on étouffe sous le masque d'éther, et il crie toujours, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus : maman. Ritsch, ritsch, les veines à droite, les veines à gauche. Vite remuer. Bien.Maintenant les palpitations s'apaisent. Maintenant tu es tranquille. Nous sommes au bout de la physiologie et de la théologie, la physique commence.

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