Lu
Nue sous la lune de Violaine Bérot
La maison vide de Laurent Mauvignier
Marie-Ernestine se sent étouffée par toutes les attentions de sa mère, elle pressent que celle-ci projette sur elle un besoin d'amour qui n'est satisfait ni par ses fils - les deux aînés, comme deux fuyards, sont déjà bien loin quoiqu'ils vivent des vies opposées -, ni par son mari, qui ne s'intéresse à elle que pour lui demander des nouvelles du livre de comptes et de ce qu'elle a prévu pour le repas du soir.
Marie-Ernestine se doute bien que, dans ces conditions, pour sa mère, son retour pour Pâques est plus qu'une façon d'échapper à un quotidien terne et sans distractions, c'est un peu de vie et de lumière, une bouffée de chaleur humaine; ensemble elles pourront prier, jouer au jeu de l'oie ou au jeu des manchons, aller marcher dans le bois du Cheval-Blanc ou dans le jardin public qui longe la rivière, flâner dans les rayons des deux boutiques de tissus à La Bassée, boire de la limonade et puis parler, parler de tout et de rien, surtout de rien, sur le mode du murmure et de la confidence, avec de jolies phrases pleines de trous pour préserver la pudeur et une forme de censure - disons de convenance - sur les histoires, anecdotiques et vaines le plus souvent, des cousins et des cousines, sur les peines de cœur des voisines, oui, en privilégiant l'air de rien les ragots sur les fiançailles qui ont capoté au dernier moment - on continuera à casser du sucre sur le dos d'Unetelle puis de telle autre, puis d'une autre encore, pourtant sans vraiment penser à mal, car on ne médit pas tant sur les autres pour les rabaisser que pour accroître la surface de notre entente, pour la solidifier, la faire fructifier, comme si la médisance était le terreau par lequel mère et fille pouvaient s'imaginer comme deux amies, feignant d'ignorer que parler des autres c'est aussi le meilleur moyen d'éviter de parler de soi. Lorsqu'on évoque les mariages de jeunes filles moins belles et moins intelligentes, moins riches aussi que Marie-Ernestine, mère et fille font semblant de ne pas s'apercevoir qu'au fond on ne parle que de son avenir à elle. Ainsi, Marie-Ernestine et sa mère trottinent bras dessus bras des-sous, parfois quelques heures, et toutes les deux cancanent comme deux camarades de classe, sans arrière-pensées, se délassant l'une et l'autre de la fatigue de leur vie en s'adossant à la présence aimée d'un appui solide. (p 71, 72)
C'était pure médisance, personne n'avait la moindre information sur la vie amoureuse du couple, mais la formule collait bien, Jules incarnait le lapin et sa jeune épouse avait tout de la carpe, muette et passive. On était heureux
- sournois et heureux - de trouver matière à minimiser l'arrogant triomphe de celui qui, hier encore, était des nôtres, était même un peu au-dessous des nôtres, lui qu'on avait aimé plaindre, qu'on avait aimé soutenir et encourager du temps où la vie ne lui faisait pas de cadeaux, car c'était beau et noble de le voir en lutte pour un avenir meilleur.
On avait aimé ça, comme on avait adoré nous voir tellement bienveillants à son égard que ça avait été comme un trahison de sa part quand il s'était mis à tous nous dépasser d'une tête. Maintenant, on était moins enclins à vouloir pour lui tout le bien dont on avait l'impression qu'il venait de nous déposséder, comme s'il avait été dit un jour que tout nous reviendrait. Jules était devenu l'ombre de son beau-père et on se doutait qu'une fois ce dernier mort et enterré, il en serait la continuité.
On n'avait rien à lui reprocher sur sa solidité au travail, même si c'était bien difficile de le voir prendre ses airs de propriétaire, de le voir jouer au maître, lui, affichant ces airs qui ne lui allaient pas du tout quand il se mettait à inspecter le travail des uns et des autres. Mais on savait bien qu'il ne fallait rien dire, et, comme seul lieu possible pour projeter tout le ressentiment engrangé, il ne nous restait que l'aridité du ventre de sa femme et l'impression que, depuis leur mariage, le couple n'avait jamais montré qu'une union de façade - des sourires au marché et des visites le dimanche à l'église, quelques invitations à un notable ou à un cousin, mais c'est tout. Le ventre de Marie-Ernestine donnait matière à se payer en toute bonne conscience de ce que chacun des amis de Jules avait secrètement vécu comme une humiliation, lorsque tous ces jeunes hommes s'étaient demandé sans oser affronter la question avec per-sonne, pourquoi c'était lui, Jules, que Firmin avait choisi - lui, trop gros, pas plus malin qu'un autre, oui -, pourquoi lui et pas moi.
L'enfant naît au mois d'avril, le 17 de l'année 1913. C'est Jules qui décide du prénom, Marguerite, parce que, dit-il en souriant, ému aux larmes,
Quand je venais te taire la cour, j’avais toujours une ou deux marguerites en boutonnière.
Marie-Ernestine sourit, oui, c'est vrai, elle se souvient des boutonnières - elle se souvient du mépris qu'elle éprouvait. Mais elle est touchée de le voir si ému, elle pense qu'il sera avec sa fille comme son père était avec elle. C'est lui et non pas eux, encore moins elle, qui vient d'avoir un enfant. C'est lui, ce n'est pas elle. Marie-Ernestine ne se sent traversée par rien, par aucun bonheur irradiant, aucune révélation ni épiphanie; elle s'étonne de se sentir aussi peu mère. Elle pensait qu'avec la naissance de l'en-fant, ce serait sa naissance à elle en tant que mère, mais non, et comme on vient avec l'enfant dans la chambre
- la bonne le porte dans ses bras, couvert de langes, elle est accompagnée par la mère de Marie-Ernestine et toutes les deux sourient; elles lui donnent l'enfant et les deux femmes s'enhardissent, oui,
C'est le portrait de son père,
disent-elles toutes les deux, le répétant deux ou trois fois, comme si c'était la plus belle nouvelle du monde.
Marie-Ernestine scrute la peau rougeâtre et les yeux gonflés de l'enfant; elle pense à la souffrance de l'accouchement, à Jules et à sa joie, elle pense qu'en effet le bébé lui ressemble, à lui; elle regarde l'enfant avec une dureté qui la surprend elle-même - maintenant la guerre peut commencer. (p 279, 280)
Vu
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