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samedi 21 mai 2016

"(...) certains d'entre eux avaient même quelques réussites à leur actif, comme on dit, de l'argent, des enfants, des maisons, de l'estime, et au minimum, du ventre"




Maurice à la poule de Matthias Zschokke
traduit de l'allemand par Patricia Zurcher

p 61-64

La rencontre à L. avait été choquante. Maurice s'était toujours cramponné à l'espoir que la vie était pleine de surprises ; qu'elle donnait aux êtres humains des formes inattendues ; que l'avenir était toujours ouvert, mystérieux, incertain. Pourtant, à L., tous ceux qui surgirent du passé étaient devenus exactement ce qu'ils avaient toujours été. Certes, il y en avait une qui était dans une chaise roulante à présent - elle avait tenté un plongeon dans le lac par une nuit d'été et avait heurté un rocher dans l'eau -, mais elle n'avait pas changé pour autant; elle continuait à être cette personne joyeuse, insouciante et surexcitée qu'elle avait toujours été. Un autre était devenu juge entre-temps, peut-être un peu plus prudent, un peu plus précis, un peu plus précautionneux dans sa façon d'être qu'autrefois, plus tout à fait aussi inhibé, plus tout à fait aussi lent ; un homme agréable, certainement, un bon père sûrement, mais ne l'avait-il pas toujours été ? Celui qui était lâche est resté lâche, celui qui était confiant est resté confiant. Bien sûr, dans l'intervalle, tous étaient devenus ceci ou cela, certains d'entre eux avaient même quelques réussites à leur actif, comme on dit, de l'argent, des enfants, des maisons, de l'estime, et au minimum, du ventre, d'autres avaient été déformés par des maladies jusqu'à en devenir méconnaissables, mais même les plus grandes réussites et les maladies les plus terribles, ils les portaient déjà en eux jadis, et si le sort devait avoir joué à l'un ou à l'autre un tour particulièrement cruel et s'il devait n'avoir pas honoré les promesses qu'ils avaient en eux, même ce revirement-là n'eût pas été surprenant, car même cela était déjà présent en eux. Tous, ils s'étaient promis de devenir quelqu'un et maintenant, ils se tenaient là, tels qu'ils avaient toujours été, trop faibles pour pouvoir prendre des formes surprenantes. Et Maurice devait bien admettre que lui non plus n'avait pas changé, que lui aussi traînassait toujours et encore sur le même chemin que celui sur lequel il avait toujours traînassé, sur le chemin qui le mène à lui, et comme tout le monde : bien plus près du départ que de l'arrivée. La seule surprise, c'était Moïse Menn devenu amer, un beau garçon jadis, qui avait subjugué Maurice à l'époque. On ne reconnaissait plus de Moïse Menn en lui. Il était devenu un autre, il avait fait quelque chose de sa personne, quelque chose de triste, de désespéré, certes, mais tout de même : il s'était transformé par ses propres moyens en quelque chose d'inconnu. Lorsque Maurice le fixa du regard sans le reconnaître, il lui adressa un maigre sourire : «Alors ? Ben oui, on vieillit, ma foi... La vie, c'est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber, et ainsi de suite... Trop courte pour être petite, et cetera et cetera... Et toi ? Toujours du vin, des chants et des femmes ? ... Épargne-moi tes réponses, je ne t'écouterais pas, tout a été dit... Les rêves m'ennuient, il y a belle lurette que je n'en ai plus, celui qui en a encore, je le méprise... Allons rejoindre les autres, quelle rencontre pitoyable... La grosse dinde, là-bas, tu t'en rappelles? C'était la belle Rose, "Rose, deux qui la tiennent, un qui l'arrose"... Tout se fane... Je suis devenu ceci et cela, j'habite là et là, je n'ai pas à me plaindre . . . C'est répugnant, les gens qui n'ont pas encore déclaré forfait à notre âge... Ne me regarde pas comme si ça t'intéressait, ce que je raconte, ça te dégoûte autant que moi... Tout cet intérêt hypocrite pour les autres, cette franchise, quand on a des cheveux gris, mascarade bigote, comédie visqueuse... »

Il n'y avait personne d'autre chez qui quelque chose avait percé au grand jour, personne chez qui une façade s'était écroulée ; leurs échafaudages à eux tous semblaient tenir toute une vie ; seul Moïse Menn avait laissé le sien s'effondrer, avait tout abandonné. Maurice n'avait jamais connu de «Rose, deux qui la tiennent, un qui l'arrose » avec lui, les autres lui disaient ça autrefois, certes, mais Maurice et Moïse avaient toujours refusé de prononcer ces mots. Et Maurice n'avait jamais eu non plus de projet contenant du vin, des chants et des femmes. Jadis, Moïse pliait son long cou brun et mince comme un jeune chien quand il riait, ce cou qu'il ne pouvait plus plier à présent, qui était devenu raide et gras. Ses yeux à l'éclat sombre étaient ternes à présent, ses longues mains nerveuses, blêmes et bouffies. I1 avait accompli le miracle de former quelque chose d'autre avec soi. Maurice le regardait fixement, de près, de loin : un inconnu, un homme qui avait vécu et qui s'était laissé marquer par la vie, quelqu'un pour qui la vie avait eu un sens, car pour quoi vivons-nous, si nous restons ce que nous étions ; ne sommes-nous pas morts, si la vie n'a pas de prise sur nous ? Moïse s'était laissé détruire par le temps, ne s'était pas réservé, pas mis de côté, il s'était gaspillé et donné sans rien recevoir d'équivalent en échange. Comme ils étaient fiers, les autres, du petit peu d'idéal qu'ils avaient conservé. Comme si c'était un exploit de trimballer toute sa vie durant le rêve que l'on a conçu dans son enfance. Quel courage, en revanche, ce Moïse Menn qui avait tout risqué et tout perdu. Et le voilà, avec sa bouche mince et amère, légèrement voûté, bouffi, renvoyant des remarques brèves et hargneuses quand quelqu'un lui susurrait quelque chose d'amusant, lançant autour de lui des regards méprisants dans les moments creux, se méprisant lui-même, plein de reproches, susceptible, avec son désir d'être aimé sans aimer toutefois, fier d'être rejeté, et pourtant, il avait été jadis - comment dit-on déjà - le jeune héros au cou de cygne de Maurice, avec ses longs cheveux noirs, avec son humour, son esprit, son charme. Même si Maurice ne voulait plus jamais croiser le nouveau Moïse, il lui devait quand même l'assurance de pouvoir continuer à croire que le monde peut changer
.


d'autres extraits ici sur le blog de Norwich

et un article de Sophie Deltin dans le N° 103 (Mai2009) du Matricule des Anges




Albert Anker, Maurice à la poule, 1877

1 commentaire:

  1. Ah voilà un autre texte tout à fait stupéfiant d'un auteur que je ne connais pas... Avec les radis bleus ça me fait deux découvertes en perspective

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