Lu
Le musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk
Paysages aléatoires de Peter Stamm
Jours à Leontica de Fabio Andina
C'est du côté des champs en dessous du lavoir que l'Evelina a sa baita. Nous la trouvons dans sa cuisine en train de laver une assiette. Le Felice lui demande si elle a besoin de quelque chose, elle tourne la tête, l'observe, confuse, répond que non puis continue sa vaisselle. Le Felice contrôle alors que tout est en ordre, soupèse la bonbonne de gaz, regarde dans le frigo, jette un coup d'œil à la salle de bains et disparaît à l'étage. Depuis que sa sœur a l'alzheimer, il doit garder un œil sur elle, des fois qu'elle laisserait quelque chose pourrir dans le frigo ou qu'elle oublierait de fermer une fenêtre et prendrait froid, ou un robinet ou, pire encore, le gaz. Un portrait de son mari, le Fosco, assis sur un vieux tracteur, est accroché au mur. Il est mort il y a une dizaine d'années au moins. Un rameau d'olivier tout sec et un chapelet.
Le Felice descend l'escalier, retourne dans la cuisine et la salue, on y va, il dit. L'Evelina, qui lave toujours la même assiette, se tourme vers lui et répond, l'air de ne pas nous reconnaître, vous voulez un café?
Nous la laissons dans son monde, fait du présent et de guère plus. Le Felice soupire plusieurs fois sur le chemin du retour. (..) p 130
Un virage, un klaxon, et ainsi de suite jusqu'à Corzoneso, où il toque chez la vieille dame du premier jour. Personne ne répond, il suspend son dernier sac à la poignée de la porte et nous faisons le tour de la baita. Nous la trouvons dans le poulailler, occupée à donner une bouillie jaune à ses poules. Elle vient à notre rencontre d'un pas hésitant, le souffle court, en s'aidant d'un bout de bois qui finit comme un manche de parapluie. En le voyant de plus près, je constate que c'est bel et bien un parapluie sans toile ni baleines. Le Felice lui signale qu'il lui a posé un sac de figues et d'oignons devant la porte.
Mèrsi Felice. Attends voir. Elle retourne dans son poulailler en claudiquant et revient, essoufflée, avec un exemplaire du Giornale del Popolo dans une main et quatre œufs dans la poche de son tablier. Le bâton coincé entre ses cuisses pour éviter qu'il tombe par terre, elle emballe les œufs dans le journal et nous les donne. (p 132)
(…) On regarde en l’air. Je lève les yeux moi aussi. Les étoiles au-dessus du Simano jouent à cache-cache avec des nuages sombres. Le vent des hauteurs souffe vers le sud, je dis en m'asseyant. Ehi, Ramoneur.
Ué, il répond, la tête ailleurs.
Je vais pour ajouter quelque chose, histoire de parler un peu et qu'on ne reste pas sans rien dire comme deux ivrognes, mais une quinte de toux le tire de sa torpeur. Il se racle la gorge et crache un mollard au milieu de la chaussée.
Il retrouve son souffle, soupire, fourre une main à l'intérieur de sa veste et la ressort avec un paquet de tabac. Il l'ouvre, prend une feuille, y dépose une pincée de tabac qu'il roule en un éclair, porte la cigarette à ses lèvres, se tâte la veste puis les poches de son pantalon.
T'as pas du feu? il me fait. Je lui réponds que je ne fume pas, alors il se lève et, du haut de son mètre nonante, inspecte ses poches arrière, où il déniche enfin un briquet. Il se tourne pour s'abriter du vent, allume sa cigarette puis se rassoit. Alors cette gouille [sorte de grande bassine naturelle dans le granit et à flanc de montagne dans laquelle Felice se baigne chaque jour à l’aube], il dit, ça doit bien vous prendre une heure pour y aller.
Je le regarde. Lui qui disait à tout le monde que cette histoire de gouille, c'était du grand n'importe quoi. Je lui réponds, alors en fin de compte t'y crois, mais lui me demande de but en blanc, sa première bouffée tirée, ça t'arrive jamais d'avoir besoin de rester seul dehors la nuit, sans rien dire. Je ne trouve rien à lui répondre.
Moi si, continue-t-il avant de s'emmurer de
nouveau dans le silence.
Sa cigarette, il l'a déjà terminée depuis un bail, il l'a même fait voler puisqu'elle a presque rejoint son crachat au milieu de la route, et ensemble nous l'avons regardée s'éteindre.
J'ai pas de souvenirs de mes parents, il dit.
J'ai des photos d'eux, enfin... pas un album.
Mais je me souviens pas vraiment d'eux. Je me souviens des photos parce que de temps à autre je les regarde, je les ai rangées dans une boîte.
Tu vois les boîtes de sablés du Danemark? Eh bien, elles sont là-dedans, en vrac, elles pourraient raconter quelque chose, mais quand j'ouvre la boîte, il y a rien qui se passe, c'est des souvenirs mais ils me parlent pas, c'est tout. Ils disent rien. Moi pour passer un peu de temps avec mes parents, tu sais ce que je fais? Je me pose là, et je me tais.
J'ai eu de la peine à suivre ses propos décousus, mais je crois avoir compris où il voulait en venir. Je ravale donc mes mots et nous restons là, comme ça, comme deux ivrognes. Nous n'entendons que l'eau qui coule dans le lavoir. Un long moment après, alors que je vais pour partir, il dit, dehors, la nuit, j'ai l'impression qu'ils sont avec moi. (p 170, 171)
Vu
Spectacle
Article 353 du Code Pénal de Tanguy Viel, mise en scène d’Emmanuel Noblet
Cinéma
Dossier 137 de Dominik Moll
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