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vendredi 10 mai 2013

"Le tourisme est la réalisation achevée d'un univers de la désespérance."



Le néant du tourisme

Cela, aussi bien la quête d'exotisme de Flaubert (qui sur une échelle beaucoup plus vaste reproduit le modèle divertissant et rassurant de la promenade idéale) que la fugue de Rimbaud ou celle d'Isabelle Eberhardt (qui, dans sa décision de non-retour, est dans la ligne droite de la passion marcheuse de Rousseau et de Thoreau), date d'un temps où voyager menait ailleurs avec les dangers que cela impliquait. C'est l'époque où, dans sa bande dessinée, Hugo Pratt choisit de « faire vivre » son personnage, Corto Maltese, incarnation par excellence du voyageur d'antan... Corto Maltese, le marin à la démarche rapide, le vagabond des mers du Sud, le déchiffreur de la lagune, I'aventurier cynique, le rêveur insaisissable, l'homme qui, à la question: « Où t'en vastu ? » répond seulement: « Loin... ». Alors, le voyage n'était pas conçu dans un programme de vacances, comme une pause dans l'organisation du travail et sa rentabilité. Il était pensé par rapport au « métier de vivre » et à son intelligence. Il n'était pas lié à une saison, l'été, mais à un âge de la vie, la jeunesse. Il répondait à une nécessité intérieure. C'était dans un  XIXème siècle encore vierge de l'industrie du tourisme, de son impérialisme pacifique en apparence, meurtrier en réalité, puisqu'il néantise dans un même mouvement le voyageur et l'indigène, le visiteur et son hôte. Puisque, annulant toute rencontre, il substitue du déjà-connu à l’évènement de poser le pied sur un sol étranger, du déjà-vu ou du déjà-cadré à ce que l'œil avide du voyageur s'empresse de chercher. Le triomphe du tourisme, l'un des phénomènes dominants du XXème siècle, est une impitoyable mise à plat. Celle-ci aboutit parfois, dans son découpage minutieux du paysage à découvrir et du temps dont dispose le voyageur, à des propositions folles. Par exemple, comment voir Venise en un jour...

Le tourisme est la réalisation achevée d'un univers de la désespérance. Cet enfer bien tempéré englobe dans sa mise en spectacle, ou dans sa machine à produire de l'authentique, n'importe quelle partie du monde, n'importe quelle activité, n'importe quel geste: des teinturiers de Marrakech, des bouquinistes des quais de la Seine, des tresseurs de joncs du lac Titicaca, des hindous qui allument des bûchers et font brûler leurs morts sur les bords du Gange, à Bénarès. Personne n'est à l'abri. Et si l'on croit s'être gardé de la masse ambulante des touristes, on est du côté des souvenirs pétrifiés qu'ils rapportent chez eux.

(...) Sans être prisonnier du carcan d'un voyage organisé, on éprouve la même asphyxie, la même impossibilité à intérioriser un lieu, à voir et à se mouvoir, lorsqu'une personne bien intentionnée se propose de vous servir de guide et ne vous lâche pas. Grâce à elle, vous ne vous perdez pas et vous ne manquez rien « d'important ». Le séjour se passe au mieux et raconté ce sera d'un excellent effet (vous pourrez donner une réponse positive à la question: Ça s'est bien passé ? que l'on vous posera au retour de vacances). Mais vous savez, à l'ennui insidieux qui se glisse en vous, qu'en fait rien ne se passe. Parce que c'est son lieu et que cette visite qu'elle vous impose ne vous ressemble en rien, et ne lui ressemble pas non plus. C'est un parcours mis au point, et qu'elle sert aux visiteurs de passage, sorte de moyen terme entre son expérience intime et sa représentation d'une curiosité étrangère. C'est le parcours de personne, en somme...

4 commentaires:

  1. Voilà une phrase que j'aurais aimé écrire...
    Vos promenades m'enchantent à chaque fois. Cruelle Elise, merci mille fois.

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  2. La critique du tourisme est vraie (tout en étant banale puisque d'autres avaient déjà perçu que le "voyage" au XXe siècle consistait à voir mais surtout à ne jamais toucher…), en revanche la vision du voyage, restreinte au XIXe siècle, est moins pertinente. Auparavant le voyage existait mais encore tout autrement puisqu'il était parfois l'aventure de toute une vie et non seulement l'aventure d'un âge de la vie. Nous sommes encore bercés par de bien belles histoires…

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  3. Incipit de "tristes tropiques" : je hais les voyages et les explorateurs". Le tourisme (faire un tour c'est à dire partir d'un point et revenir au même point, le tourisme de masse je veux dire, formaté par les émissions de télé, les revues, les guides. Alors que précisément, on ne revient jamais au même point, puisque c'est avant tout une réflexion sur sa propre vie et sur la vie de la société dans laquelle on vit... dans le respect absolu de l'Autre, si difficile puisque par sa simple présence parfois, on manque de respect.

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  4. Le voyage est en soi.
    A chacun ses voyages, avec le respect de l'Autre. Tout est dans la rencontre d'intériorités, d'incertitudes.

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