La fin du monde en avançant Pierre Bergounioux
C'est le travail productif qui confère aux époques la physionomie qu'on leur voit, l'outil qui sert d'emblème aux moments de notre histoire, aux chapitres du devenir. Les fourches, les pics, les houes, les cognées, les doigts effilés des faucheuses, les lames incurvées des cultivateurs, les dents des herses, les socs et les versoirs des brabants, je les ai vus -c'était hier- aux mains du petit peuple obscur, patoisant, opiniâtre affronté au sol infertile, aux bois noirs, au granit. Ils tenaient en respect le taillis vorace, la sauvagerie qui n'a jamais désarmé. Ils maintenaient les passages et les clairières, découpaient les pièces de seigle et de sarrasin cousues, comme des volants clairs, à la robe des forêts. Ils rouillent aujourd'hui, pêle-mêle, dans les casses puisque les mains qui devaient les reprendre -les nôtres- les ont délaissés. Et personne, en tout état de cause, n'en aura plus l'usage. Les moteurs ont supplanté les bras. Le bref intermède qu'aura duré le passage de l'homme, sur les hauteurs, s'achève. Le vide reprend ses droits.
Il a suffi de s'écarter un peu, un instant, pour que la vie se taise. Ses membres jonchent les aires boueuses où tout finit. Les charrues, abîmées dans le fourré, rouillent avec les faux qu'on prendrait pour les ailes d'oiseaux morts, les coins, les merlins dont le métal, à force, se rebroussait, les fers des bœufs et des chevaux disparus, les chaînes d'attelages, les frettes et les bandages des chars bleus, aux essieux gémissants, dont le bois effondré pourrit dans le roncier.
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