La maladie humaine Ferdinando Camon
Un groupe qui parle détient un immense pouvoir de séduction : c'est un poète collectif. (...) On connaît quelqu'un quand on connaît ce qu'il imagine et ce qu'il rêve. C'est là qu'est son fin fond, son ressort secret, en un lieu qu'il ignore lui-même. Il vient et dit: "Qui suis-je? ", rejoint les autres et ensemble ils cherchent une réponse.
C'est en quoi l'expérience de Bàart était à la fois merveilleuse et ratée. En se groupant et en cherchant ensemble, ils n'essayaient plus en réalité de répondre à la question "Qui suis-je?" mais à la question "Qui sommes-nous?"
En un premier temps, le moi devait devenir nous ; on s'interrogeait ensuite sur son compte. De sorte que la question initiale, celle qui m'avait conduit là, ne pouvait plus jamais recevoir de réponse. C'était un peu comme si, pendant un orage, un voyageur égaré entrait dans une chaumière pour demander: "Quel est le chemin de la ville?" et qu'on lui répondît : "Pour rejoindre la forêt, tournez à droite". Le collectif de Bàart était un groupe de voyageurs qui ayant perdu la route de la ville étaient satisfaits de se retrouver dans la forêt.
Ils y avaient construit une ville en miniature, une caricature de ville. (...) De temps à autre (...) arrivaient des journalistes, des curieux, des opérateurs de la Rai-TV ou des télévisions privées, qui filmaient les séances, prenaient des notes, prenaient des photos et posaient même des questions. Rien ne trahissait leur qualité d'étrangers comme leur parole. Le ronronnement des caméras, l'éclair des flashes ne nous dérangeaient aucunement, c'étaient des instruments qui ne nous regardaient pas : mais dans cet enclos, entre ces murs, leur parole, leur usage de la parole nous paralysait et nous choquait comme un sacrilège. La parole n'était pas le vecteur ou le signe de notre mal. C'est la "langue" qui était malade. (...) De même les interventions absurdes, impossibles, obtuses, bref normales des curieux, des journalistes, des envoyés spéciaux irritaient les plaies déjà infectées de notre groupe (...)
Les questions sans réponse sont comme un portemanteau sans manteau : tôt ou tard on y suspend quelque chose. (...) Je m'aperçus progressivement qu'entrer dans le groupe voulait dire perdre son individualité, devenir un fantôme. L'usage des seuls prénoms ou surnoms n'avait pas d'autre but : coupé de sa propre identité, chacun devenait personne. Nous aurions pu aussi bien nous désigner par des numéros. Notre association était spontanée, mais anonyme ; sincère et profonde, mais dépersonnalisée ; sentimentale, érotique et sexuelle, mais sans visage : tels les rencontres et les appels des radio-amateurs qui se disent : "Tu as la voix très douce, K 82, cette nuit j'ai rêvé que je faisais l'amour avec toi. » Une nuit tu mets tout en place, à 22 h 15 comme d'habitude, tu sors l'antenne par la fenêtre et appelles K 82, tu veux poursuivre votre relation amoureuse. K 82 ne répond pas. Tu la cherches un moment dans l'éther, tes ondes ratissent au peigne fin l'ionosphère : K 82 a disparu. À sa place, voici WF 66. Ce WF 66, c'est la nouveauté, l'enthousiasme, il te suit partout, il te corne aux oreilles: "Tu m'entends? Réponds », tu l'entends et tu finiras par lui répondre. De la disparition de K 82, personne ne se soucie : ce n'est pas elle que cherchaient les autres radio-amateurs, chacun cherchait quelqu'un mais personne en particulier.
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