Paysages avec figures absentes Philippe Jaccottet
(...) C'était d'abord, le long de la ligne d'horizon, une bande dorée, puis, au-dessus de celle-ci, un cercle rose, ou l'épanouissement d'une rose, ou mieux un poudroiement rose tendant confusément au cercle. Alors qu'en bas le paysage fonçait, ne gardant pour toute clarté que les champs couleur de paille, de grandes étendues de paille humide. Un paysage couleur de paille et de fumier, une grande écurie glacée. Et là au-dessus, encore une fois, comment dire, comment ne pas trahir ce qu'on a vu, au bas du ciel, cette lumière rose et or ? On pense rapidement, tour à tour : ostensoir, joaillerie, Byzance, auréole, nimbe... Encensoir aussi, fumée, et dans la fumée, là où elle se défait, une seule étoile, cristalline. Pourtant, c'est encore autre chose, de plus surprenant, de plus fort, de plus simple. Prononcer des mots comme ostensoir, encensoir c'est encore égarer l'esprit. On sent qu'il faut chercher plus profondément en soi ce qui est atteint et surtout l'exprimer plus immédiatement. On a été touché comme par une flèche, un regard. Tout de suite, avant toute pensée : comme par un astre dans une étable. En bas, ce sombre humide, cette couleur de bois et de paille, ces vapeurs comme il s'en élève du crottin, (l'hiver, la pauvreté), et en haut cette luminosité magique, que les mots or et rose trahissent en le figeant, et non moins en l'associant à des images qui ne lui conviennent qu'en marge. Il faudrait parler plutôt d'un poudroiement de feu, d'une ouverture et aussi d'une ascension, d'une transfiguration, frôlant ainsi sans cesse des idées religieuses, quand les frôler seulement est déjà trop ; car c'est cela, et c'est toujours autre chose encore. Car ce sont les choses qui sont telles, terre et ciel, nuées, sillons, broussailles, étoiles ; ce sont les choses seules qui se transfigurent, n'étant absolument pas des symboles, étant le monde où l'on respire, où l'on meurt quand le souffle n'en peut plus.
... Mais, ce soir-là, une vue plus déchirante et plus secrète encore m'attendait quand, la rue ayant tourné vers l'horizon opposé, le levant, j'aperçus au-dessus des murs et des toits, entre les rares arbres, la montagne basse éclairée par le soir, juste veinée de très peu de neige à la cime. Je sais encore moins comment elle me parla, ce qu'elle me dit. C'était une fois de plus l'énigmatique luminosité du crépuscule une transparence et un suspens extrêmes, tout ce qu'essaie d'évoquer le mot "limpide", et c'était aussi autre chose, qu'il faudrait le langage des anges pour signifier avec justesse (encore qu'il s'agisse du plus humble, du plus proche, du plus commun) : comme si l'air planait, pareil à un grand rapace invisible, tenant le monde suspendu dans ses serres ou rien que dans son regard, comme si une grande roue de plumes très lentement tournait autour d'une lampe visible seulement par son halo...
Paysages qui emportent l'esprit, qui le ravissent, l'entraînent dans leur labyrinthe où brille le fil des eaux ; guides du regard amoureusement attaché à cette lampe intermittente, dont on ne sait qui la tient, et que l'on croit parfois voir (mais n'est-ce pas trop céder à l'illusion?) déjà sur l'autre rive, déjà rendant le jour à des corps depuis si longtemps endormis...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire