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dimanche 15 décembre 2013

La ronde (3) : regard(s)


Pour cette ronde de décembre, autour du mot "Regard(s)", j'accueille
 Dominique Autrou - la distance au personnage - tandis que je suis chez  - mine de rien - elle-même chez  - un promeneur - qui est chez - le blog de mesesquisses - lui-même chez - Voir et le dire mais comment - chez lignes bleues - loin de la route sûre - chez - quotiriens -chez  - Gilbert Pinna, le blog graphique - chez Dominique Autrou... à qui je laisse la plume


Cette ronde est pour moi l’occasion de mettre en ligne un curieux document. Je vais essayer, à son propos, d’être court et précis.
Un ami reçoit à la fin de l’été dernier un mail anonyme qu’il survole rapidement. Tout de même intrigué, il me le confie avec pour mission d’y voir plus clair, et pour ce faire d’employer tous les moyens que je jugerai utiles. En un mot, il me demande un regard neuf sur ce texte disparate comme une ébauche ; une ébauche de texte émaillé de photos, apparemment inachevé et à mon sens imprégné de doutes.
Je l’ai lu et relu, nous avons confronté nos perplexités respectives et finalement nous sommes convenus de le publier pour, qui sait, lui rendre sa liberté.

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--mailto : undisclosed-recipients

« Si vous recevez ce mail par erreur, veuillez ne pas en tenir compte. Toutefois, s’il vous prend l’idée de le lire, gardez s’il-vous plaît en mémoire qu’il n’était pas dans mon intention de l’expédier. Le programme de messagerie m’est utile et surtout commode pour écrire ; pour le reste, ce mail aurait dû partir en fumées. »
Lubiargues, le 10 nov 2013
 
Cette histoire était allée, à l’origine, avec un mélange de personnages de la sorte:

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Femme de l’éleveur de chevaux – le pianiste – le maitre d’hôtel – la vétérinaire – le notaire (faire tourner la convoitise dans ce sens-là, avec retour à la femme de l’éleveur)
// 1970 ?
« Ce maquillage flamboyant, d’une vulgarité conventionnelle, avait pour avantage de lui faire comme une clôture, dans le sens des nonnes cloitrées. Mais c’était une arme à double tranchant ; ils étaient peu parmi les hommes de son milieu à oser lui adresser ne serait-ce que la parole (ce milieu qui par ailleurs parlait naturellement peu, mais regardait beaucoup) »
_________________________________ (éléments abandonnés)

C’était se moquer de la force des images. Cette invention ne serait pas « allée » bien loin.

La distance intime – texte
(travail en cours - les annotations matérialisées par des // sont des indications de correction ou des mémos de réécriture, en aucun cas des éléments narratifs)


 // laisser les phrases se finir, mais les relire dans le silence en écoutant sa glotte, dans l’attente d’une résonnance, peut-être


Les circonstances de mon départ pour l’Atlantique Nord ont pu paraître obscures, étranges, incompréhensibles pour le moins. Il est peut-être temps de lever le voile, d’oser jeter un œil sur quelques évènements a priori anodins pouvant apporter des éléments de réponse, lorsque l’on y regarde de plus près.


En début d’année, le cahier que j’avais pris l’habitude de tenir depuis bientôt dix ans, sous trois formes successives, certes, mais de façon presque inchangée sur le fond, et qui se résumait en une approximation entre des mots – un texte – et des photos — ces dernières, sauf exception toujours maniées : colorisées, découpées, recollées, même si elles n’en ont pas toutes besoin, par pur plaisir (surtout pas par envie de travestissement) — se trouve (peu importe la concordance des temps, celui-ci sera bientôt, on le verra, aboli par la collision des points de vue) englué dans le risque — j’ose à peine l’écrire —  de l’illustration. Sans aucun doute ce cahier — en tout cas le mien — est l’équivalent d’un avatar mais quand cela serait, concernant le risque par moi-même pointé je partage l’opinion de Flaubert* lorsqu’il écrit / crie son mécontentement, sa fureur lorsqu’il est question d’illustrer Salammbô (l’illustrateur à beau s’appeler Gustave Moreau, le problème n’est pas là):
« Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra pas une. (…) Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. » (à Jules Duplan, Croisset, 24 juin 1862, c’est moi qui souligne) Loin de moi l’idée de me comparer au fameux ermite, quand même, ça faisait un choc, cette lecture ; je n’étais pas loin de me prendre pour mon propre « pignouf ». Bref, il fallait se laver l’esprit, aller voir ailleurs.
(*si besoin, cliquer sur les années pour ouvrir la correspondance)
// Ici, détails du voyage au Havre – revoir les horaires des chemins de fer – la lumière de fin de journée après la pluie -


Le musée d’art moderne André Malraux du Havre (désormais appelé MuMa, façon moderne en effet) est l’endroit au monde où je me sens le mieux.  Juste, installé sur une banquette, mains posées dessus et col ouvert, face à l’entrée du port, à l’abri des verrières et de leurs longues et fluides persiennes parallèles aux cargos, dans l’incomparable silence bruissant des pas perdus. Inutile, d’habitude,  d’aller regarder les Boudin (Eugène) qui sont comme une délicate enfilade d’autant de nuages. Le ciel havrais suffit généralement à les suggérer. Mais là j’aurais mieux fait de m’en tenir à ces petits tableaux impressionnistes ; j’ai fait une erreur, je l’ai senti tout de suite. Pourtant, je savais qu’il est difficile de ne pas s’arrêter devant ce « portrait de l’École française, vers 1700 » :

Or, cette fois-ci les éléments du portrait me sautent à la figure. Un impérieux besoin de rapprochement me titille. Le nez, les paupières, la bouche, tout me rappelle éminemment quelqu’une. Mais qui ? Justement, elles sont plusieurs. Là, je reconnais les sourcils de la femme d’à-côté, ici la bouche de cette belle twitteuse dont je ne connais pourtant que les mots,  le nez d’une ancienne collègue atrabilaire, les paupières de la femme du pâtissier (je ne lui ai jamais demandé si elle avait du sang bleu, par appréhension du vide). Seul, le lobe de l’oreille me laisse deux secondes sans modèle (parce qu’est absente la boucle argentée qui pend à celui de la dentiste du centre-ville, et dont elle ne s’est jamais dépourvue en public depuis quatre ans et demi).
Bref, malgré mes efforts pour en rire, un trop-plein d’informations m’oppresse, tant et si bien que je crois rendre gorge sur-le-champ. Auparavant j’ai le temps de repenser à Flaubert  (qui lui, en l’occurrence, devait être furax) :
« Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. » (à Jules Duplan, Croisset, 12 juin 1862).
Censément, je suis face à une contradiction. Premier court-circuit. Dans mon rapprochement à la toile, je n’ai jamais dépassé la distance sociale (un mètre vingt ?) je me rhabille et je sors.

 // Ici, impressions du trajet vers le Cotentin, au plus près de la côte (« Doville », « Balbec » and Co enfin bref, plutôt leurs nuits techno désormais), et puis l’arrivée à Granville par un matin d’été, l’Hôtel des Bains (néon bleu, texte vertical sauf le « des » horizontal, plus petit, faisant transept étriqué)

Un séjour aux îles Chausey m’apparut plus qu’opportun : désorganisateur, incisif. Rien de moins. Il n’est pas question de décrire maintenant cet exil (très relatif, l’exil : il y a une borne 3G qui regarde toute la Grande-Île, compte tenu de l’affluence malgré tout limitée — trois bateaux par jour à tout casser — elle fournit un débit supérieur à celui que l’on trouve dans les grandes villes) alors on s’en tiendra à dire que, d’une façon générale, la puissance des flux et reflux est un effacement suffisant. Et puis s’entendre parler tout seul sur une plage est une jouissance sans nom, car il n’en restera rien. Absolument rien. Pas d’écho, aucune contrepartie. Gratuité sans commentaires. M’estimai-je liquidé ? Peut-être. Mais surtout cette surprise, sur la route du retour.
// raccourcir — supprimer — ce chapitre dont je n’aurai au final pas / plus besoin ?


 Ça s’est passé au musée Anacréon, sur les hauteurs de Granville. Une exposition temporaire consacrée à Maurice Denis (un « enfant du pays » particulièrement doué qui (s’)illustrera plus tard dans les Côtes-du-Nord, sur la plage de Trestignel) m’y avait été recommandée par un ami bien au fait de ce genre d’évènements. Je déambule donc parmi des christianités sensuelles, vaporeuses et décoratives (ce ne sont pas des gros mots) puis, ayant devant moi tout le temps — spirituel, aussi — qu’il faut, je me dirige vers la collection permanente, de ces bonnes vieilles collections de province qui ravissent l’esprit (en tout cas le mien, bis) par le nombre incroyable de ces inconnus, ou très peu connus, qui échappent ainsi à un oubli total, surtout lorsqu’il est interdit de photographier. Et alors là, tout à trac, vlan :
 Celle-ci m’a bien eu. Un certain Dufresne a signé. La composition m’emballe (et je soupèse) la touche aussi, les couleurs, mais surtout le regard, qui à tout point de vue me hèle au plus profond. Je suis sûr d’avoir déjà été regardé de la sorte, il y a très longtemps et aussi pas plus tard qu’hier. Cette fois-ci c’est le visage dans son entier qui emporte mon souvenir vers un sentiment trop enfoui, je me rapproche au plus près. Il n’est pas dans mes habitudes de frôler inconsidérément les œuvres, au musée ; aujourd’hui c’est l’inverse, la distance intime est retrouvée. Mais pourquoi ce besoin d’intimité ? Et pourquoi cette gêne ? Pour la première fois de ma vie (bis aussi) j’ai honte de prendre une photo. Serait-ce un v(i)ol ? Il n’est en général pas très grave, cet acte-là (la photo, pas le v(i)ol), mais cette fois-ci ma main tremble et je dois faire vite. Il y a pourtant fort peu de garde-chiourmes, et ils (elles) sont bien aimables. Je suis incontestablement ému, il faut je crois, partir. Avec cette photo en bandoulière.

// peu importe le détail du voyage - l’essentiel est de retrouver au plus vite le narrateur dans son arrière-boutique, ses bains, ses bacs, ses ciseaux et ses boîtes à chaussures.

Au retour, fiévreux, j’ai dormi trois jours de suite. Ensuite je me suis remis immédiatement à mon dada car il restait peu de temps, je le pressentais, pour achever le travail d’archiviste que je m’étais promis de tenir coûte que coûte et martel en tête (il a donc fallu prendre un Efferalgan (1 mg). J’étais reparti pour plusieurs semaines de numérisation chronologique comparée (NCC).
J’en étais à l’année 1963 quand la troisième catastrophe m’est tombée sur la tête.
Au début, je ne me suis rendu compte de rien tant la masse de papiers était épaisse, faisant comme un oreiller amortisseur (m’étais-je assoupi ? oui, je devais m’être, sur cette masse, assoupi). Quoi qu’il en soit j’avais le nez sur une photo de famille, j’ai pris la loupe pour y regarder de plus près et puis
Ah
et oui
Merde, il faut que je fasse un agrandissement mais là encore, ces yeux, ce regard, bon sang ce n’est pas possible
Je file dare-dare chercher la carte SD que j’ai laissée (intacte ?) dans l’appareil avec lequel je suis parti en
(pourvu que)
// éviter de s’étendre sur des détails techniques
(vite, des ciseaux)

                          
Il ne m’en faudra pas plus pour stopper ici toute autre forme d’investigation. Plutôt se noyer dans la mer du Nord que dans ces visages inaccessibles, chacun à sa façon racontant une histoire houleuse, triste et inachevée.

Alors je rassemble mes cliques et mes claques et je m’enquiers d’une distance respectable. Pour être parfaitement lucide, j’avalerai trois valium. L’illusion sera parfaite. Ne faiblissons pas.
 
…/…

 
                                                                       …/…

14 commentaires:

  1. (... et s'assoupir sur une banquette dans un musée... mais oui, quel transport !)

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  2. Où l'on voit bien que le regard du visiteur inconnu (de lui seul?)s'est aiguisé aux mille rochers de Chausey, qui sont aussi bien cent, à l'ex-citadelle de Granville où il fut 'au parfum' et d'un coup, heureux hasard, à celui en miroir du garçonnet de Charles Dufresne. Belles coïncidences grâce à cette ronde !

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    1. Ce n'est pas "le" garçonnet. Il s'agit de la Jacqueline, la fille du peintre, à Agon

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  3. Ah, ces Boudin du musée du Havre : ils vont avoir du succès à Noël (j'en ai eu presque une indigestion).

    Sinon, ce texte mystérieux demanderait sa publication en plusieurs épisodes...

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  4. @voidit: aux Chausey, contrairement à ce qui dit l'adage il y a plus d'îles à marée haute qu'à marée basse (ce qui ne diminue pas pour autant le sentiment d'isolement)
    @DH: il n'y en a pourtant qu'une allée, relativement inévitable, certes, mais honneur aux nuages (et à ceux qui ont la tête dedans)

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  5. Ce texte m'a fait penser aux matriochkas, ces poupées russes de différentes tailles qui s'emboitent pour le plaisir deregarder, de jouer ou de lire.
    Pardon ! Ce doit être l'approche de Noël...

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  6. @dangrek: oui, d'ailleurs j'ai eu du mal à les ré-emboiter dans le bon ordre ! ;-)

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  7. Des regards/flashés, en fuite , un succession d'illuminations et de ruminations , le regard titube , se raccroche à des repères, envoie des sos et se perd, volontaire.

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  8. @PV: la géographie sentimentale et ses méandres capricieux

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  9. comme un jeu de cadavres exquis entre soi et soi, au travers d'un compère de fiction (trop fort de jouer collectif avec soi-même) qui marie au mieux texte/image dans un jeu de décalés (les photos, les textes et leur assemblage). Oui, une suite à l'histoire, svp,

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  10. quel merveilleux cadeau que ce texte qui fuse et ricoche, merci Dominique

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  11. D'où part l'idée, un regard aux détails, une résonance, un écho et l'appel du grand large. Oui, une suite !

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  12. Oui, incompréhensible cette troisième photo, à en perdre sa géographie et son sommeil.

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