Rechercher dans ce blog

dimanche 6 novembre 2016

"C'est drôle, hein, vraiment drôle de ne pas se souvenir ni où ni quand on a rencontré son mari ou sa femme"

un soir Ping-Pong, sur France Culture, Raoul Collectif & Emmanuel Adely - Théâtre interrogatif et Expérience littéraire, annonce l'émission, et cette expression qui revient à plusieurs reprises, les voix se chevauchent parfois, une "alzheimerisation de la société", chacun deviendrait amnésique, vous vous promettez d'y revenir, vous oubliez, vous n'oubliez pas,  ce passage de Fahrenheit 451 se fait insistant, écho, ne plus savoir comment ils s'étaient rencontrés,  comment est-ce dieu possible,

 Fahrenheit 451  de Ray Bradbury  (1953)
traduit de l'Américain par Henri Robillot 

  (...) Je suis antisociable, paraît-il. Je ne me mêle pas aux autres. C'est si bizarre. Je suis pourtant très sociable au contraire. Tout dépend du sens qu`on donne à ce mot-là, n'est-ce pas ? Être sociable, pour moi, c'est vous parler comme je le fais, par exemple - elle fit rouler quelques noisettes tombées de l'arbre sur le carrelage devant la maison -, ou de parler de l'étrangeté du monde où nous vivons. C'est agréable de se trouver avec d'autres personnes. Mais je ne vois pas ce qu'il y a de social à fourrer un tas de gens ensemble pour les empêcher de parler. Ce n'est pas votre avis ? Une heure de classe télévisée, une heure de basket, de base-ball ou de course à pied, une autre heure de transcription d'histoire ou de peinture, et encore des sports, mais vous savez, on ne pose jamais de question, ou du moins la plupart d'entre nous ; ils se contentent de vous jeter les réponses à la tête, bing, bing, bing, et on reste assises quatre heures d'affilée devant des films éducatifs. Ça n'a rien de social pour moi. Ça me fait penser à des tunnels où on déverse par un bout de 1'eau qui ressort par l'autre et on vous raconte ensuite que c'est du vin. Ils vous abrutissent tellement qu'à la fin de la journée, on se sent tout juste capable de se coucher ou d'aller dans un parc d'attractions pour y bousculer les gens, briser des vitres au stand du casseur de carreaux, ou cabosser des autos au "Demolicar" avec la grosse balle d'acier, ou encore se sortir de voiture et de foncer dans les rues, en rasant les lampadaires, en jouant à écraser les poules ou à érafler les chapeaux de roue.

 (...)

     Et soudain, elle lui parut si étrange qu'il éprouva la conviction de ne pas la connaître du tout. Il se trouvait dans la maison d'une autre comme le personnage de cette histoire, rabâchée elle aussi, qui, rentrant chez lui ivre mort, se trompe de porte, pénètre dans une chambre qui n'est pas la sienne, se couche en compagnie d'un inconnu, se lève très tôt et repart à son travail sans que ni l'un ni l'autre ne s'aperçoivent de la méprise.
   - Millie ?... dit-il à voix basse.
    - Quoi ?
     - Je ne voulais pas te faire peur... Je voudrais seulement savoir...
    - Alors ?
   - Quand nous sommes-nous rencontrés ? Et où ?
   - Quand nous sommes-nous rencontrés, pourquoi ? demanda-t-elle.
    - Je veux dire... la première fois.
   Il savait quelle devait froncer les sourcils dans l'obscurité. Il précisa sa question.
    - La première fois que nous nous sommes vus, où était-ce, et quand ?
   - Mais... c'était à...
    Elle s'arrêta.
  - Je n'en sais rien, dit-elle.
   Il eut soudain très froid.
   - Tu ne te souviens pas ?
  - ll y a si longtemps.
   - Dix ans seulement... c'est tout, dix ans !
   - Ne t'énerve pas. Laisse-moi réfléchir.
    Elle eut un petit rire sec et pointu.
   - C'est drôle, hein, vraiment drôle de ne pas se souvenir ni où ni quand on a rencontré son mari ou sa femme.
     Il se massait les paupières, le front, la nuque, d'un geste lent. Les mains sur les yeux, il accentua peu à peu la pression de ses doigts comme pour remettre ses souvenirs en place.
    Il lui fut soudain plus important que tout dans l'existence de savoir où il avait rencontré Mildred.
    - C'est sans aucune importance.
    Elle s'était levée et avait gagné la salle de bains. Il entendit l'eau couler et le bruit de déglutition dans sa gorge.
   - Non, c'est probable, dit-il.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire