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jeudi 15 janvier 2015

La ronde (11) : transport(s)

La ronde est un échange périodique de blog à blog sous forme de boucle, mis en ligne le 15 du mois. Le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième et ainsi de suite.

Sur le thème de la (des) transport(s) j'ai le plaisir aujourd'hui d'accueillir Dominique  la distance au personnage tandis que je me décale vers Hélène  Simultanées


Tel un tapis persan
Comme un conte des Mille (et surtout Une) Nuits


À la mémoire des dessinateurs de Charlie, quand ils étaient petits, et aussi plus tard, et toujours…

 
C'est arrivé au mois de septembre de l'année dernière. Je ne me souviens plus précisément quand, mais s'il fallait retrouver la date un bon indice serait que ce matin-là Marc Voinchet recevait l'écrivain américain Richard Ford, dont je venais de lire le magnifique Canada. Ainsi étais-je concentré sur l'écoute de cette grande voix (occupée dans l'instant à préciser différents modes de pêche à la mouche, le traducteur avait certainement dû in extremis convoquer ses connaissances en entomologie), concentré étais-je donc, en ayant, comme on dit, fait un peu le vide autour de moi, remettant à plus tard ce que la radio permet habituellement de faire dans le même temps : la toilette, le tri entre prospectus et mots doux ou sérieux, l'épluchage des pommes de terre, etc. Bientôt, il y eut une pause musicale avec un certain Ibrahim Maalouf et son titre Diagnostic (un titre à la Sollers, pensai-je, mais le Sollers des années soixante, ou alors un Sollers d'aujourd'hui qui serait resté tel quel, enfin bref) et je me laissais emporter par les arabesques de cuivres épicées, puissantes et fragiles à la fois, quand sous mes yeux est tombé ceci :







(ensuite, une série de petits pas qui montent en courant l'escalier et, j'en aurais mis ma main au feu, en riant sous cape)



J'ai pris la feuille machinalement, la reposant sur une pile de livres en instance (et en équilibre) sur un tabouret lui-même estropié. À la radio, la conversation roulait maintenant sur le terrain de la chasse. Ce tropisme de prédateur n'était pas spécifiquement pour me déplaire, j'en avais connu d'autres et des pires, mais la feuille, à la faveur d'un courant d'air (sinon, quelle invisible main ?) avait repris sa place à côté de mon pied droit. Il était difficile désormais de n'y pas jeter un coup d'œil. Et ce que j'y vis me stupéfia.
Ce n'était pas faute d'avoir jamais regardé attentivement de ces dessins d'enfants, parfois drôles, souvent étonnants, toujours émouvants. En l'occurrence et s'agissant de ma petite-fille, raison de plus pour m'y attarder, mais cette fois-ci force était de constater qu'il s'agissait de bien autre chose qu'un simple « dessin d'enfant ». D'ailleurs, à y regarder de plus près ce n'était pas un dessin, plutôt un ensemble de longs coups de crayon horizontaux, légèrement courbes et de taille similaire, dont les couleurs mélangées avaient généré une tonalité rose, un peu comme on dit d'un bruit qu'il est rose quand il rassemble des notes d'intensité constante (en ce sens, j'aime à penser qu'il ressemble au bruit fossile de l'univers primitif, bruit aimable et neuf, s'il en fut). Oui, c'était ça, le génie de ce papier coloré tenait à l’absence totale d'intellectualisme, de préméditation. J'avais sous les yeux la force brute d'une grappe de photons cueillie en plein vol, avec toute l'agilité dont est capable une enfant de huit ans. Mais cela encore, ce n'était rien.


Car le plus déroutant de l'histoire, le plus fantastique - et il faut bien entendre ici ce mot dans son sens littéraire, est qu'en regardant de près cette composition (on sera tenu de me croire sur parole, car la photo prise avec mon téléphone portable ne permet qu'une vue par trop sommaire, j'en ai bien conscience) en la regardant de très près donc, à la loupe, apparaissaient à sa surface de très fines et mystérieuses phrases insérées en filigrane, comme cousues dans les couches plus grasses de couleur, jouant à saute-mouton sur le relief granuleux du papier Canson. Si je ne comprenais pas la langue du texte, elle me paraissait néanmoins latine et comportait de nombreuses occurrences, des répétitions, probablement des mots-clés. L'ensemble faisait penser (mais une enfant de huit ans !) à une toile de Simon Hantaï qui se serait trouvée non pas découpée, mais réduite, pour ainsi dire résumée, à la façon des tsantzas des Indiens Jivaros. J'eus alors un grand vertige, et ce fut comme un prétexte pour ne pas demander à la fillette de venir sur-le-champ, illico presto, et ainsi lui poser les quelques questions qui auraient peut-être pu mettre un terme à mon agitation. On aurait presque dit que j'en avais peur. Il y avait certainement une explication rationnelle, mais laquelle, et à qui en parler ? Au bout d'un moment il a bien fallu passer à table, je me tins coi et prudent, plaisantant à peine de temps à autre, ainsi à propos de la chaudière qui, le soir, émettait une musique merveilleuse, comme si un lutin se fût amusé à jouer de ses tubulures intimes à la manière d'un vibraphoniste amoureux.


Le lendemain matin, alors que la maman était revenue chercher sa progéniture, ce fut le dernier acte de cette révélation et, il fallait s'y attendre, son point d'orgue.
J'avais passé la nuit en longues plages pour la plupart stériles, aboutissant au fait que cette œuvre géniale n'était peut-être en définitive que le fruit du hasard, si surprenante soit la forme que celui-ci s'était évertué à prendre. Une poussée de génie comme il en existe de fièvre, la grande compagne des enfants. Aussi ma surprise fut-elle à son comble lorsque je vis la feuille nouvellement recouverte par l'inscription : « Cahier de dessins » (suivi de ce qui ressemblait à la représentation d'un cœur  - noir, au liseré rouge - le tout souligné d'une belle vague, rouge de même). Alors, quoi, cette merveille n'était qu'une... couverture, pour... d'autres dessins à venir ? Une jaquette, un raccourci ? Pas possible... Et pourtant, bien sûr que si, tout concordait, jusque dans l'écriture, la forme des lettres délibérément enfantine, maladroite, comme faite exprès pour gruger son monde, tromper l'ennemi ! Et aussi, et alors, bon sang mais j'en perdais mon latin, si ce que j'avais vu n'était qu'une esquisse, une page de garde au caractère seulement informatif, qu'allait-il en être des œuvres futures ? De quelles spéculations stylistiques, métaphysiques, mystiques, allaient-elles éclore ? Et, surtout, comment contenir l'immense flot d'émotion, d'évidence nue et d'espoir infini qui ne manquerait pas de nous suffoquer ?


J'embrassai alors très respectueusement - et du bout des lèvres, pour ne pas l'abîmer, ce nouvel Hantaï (dans un genre différent, certes !) d'un mètre douze de haut, et signifiai à mon gendre qu'il était inutile de m'attendre pour me ramener à la maison de repos. Afin de raconter cette bonne nouvelle, et aussi pour me rassurer un peu, il me semblait heureux de prendre les transports en commun.





Les participants de cette ronde évoluent aujourd'hui dans le sens suivant :


chez Dominique B (Jacques Louvaindominique-boudou.blogspot.fr
chez Céline  (MESESQUISSES)  mesesquisses.over-blog.com

Jean-Pierre  (Voir et le dire, mais comment ?)  voirdit.blog.lemonde.fr

Jacques (un promeneur) 2yeux.blog.lemonde.fr

Guy  (Émaux et gemmes des mots que j'aime) wanagramme.blog.lemonde.fr

Gilbert  (le blog graphique)  gilbertpinnalebloggraphique.over-blog.com

Franck  (quotiriens) quotiriens.blog.lemonde.fr

Dominique A (la distance au personnage) dom-a.blogspot.fr

Elise  (Même si)  mmesi.blogspot.fr/
chez Hélène...
 

8 commentaires:

  1. Un baiser vaut bien toute cette inutile agitation, en retour de la tendresse du geste.

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  2. Coeur noir cerclé de rouge, sur fond rose, pour des dess(e)ins à venir, cet enfant a des choses à dire, pourvu qu'il s'exprime autant qu'il le désire !
    (Remplaçons leurs écrans animés par des feuilles libres)

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  3. Ces traits - si bien exposés - auront été aussi tracés par d'autres mains hélas disparues, ils restent imprimés dans le papier d'un journal ou dans nos souvenirs, comme les traits aussi de leurs visages.

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  4. (... et ce secret graphique : la couverture porte en soi tout le livre)

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  5. Un «diagnostic» entre mille...
    _
    ArD

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  6. un palimpseste pour de communs transports.

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  7. Pale in sieste fiévreuse....L'esprit s'échappe, se polarise sur une vie en éclosion, sans ponctuation....Anticipation, à dessein, du dernier baiser imperceptible qui soufflera, inaudible: requiem in Pape...

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  8. @tous : merci pour vos passages respectifs, et ce quelle que soit la machine utilisée !

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