une pierre cache son cri
À partir du bois de palettes, son mari a bricolé une jardinière, elle reprend Non une balconnière, la fierté s’entend dans sa voix, la tendresse aussi Il a tout fait lui-même, la voilà posée contre la palissade marron orangé de leur petite terrasse, il l’a peinte aussi, j’avais pourtant bien pris du Rouge Basque chez Leroy Merlin, oui ça existe, c’est un nom de couleur mais je suis déçue, ça fait pas du tout le même effet, c’est terne, Ah ! parce que tu crois que si ça ressort pas c’est pas sur du blanc, comme là-bas sur les façades ?
Lu
Comme nous existons de Kaoutar Harchi
La ronde des poupées de Tatiana Arfel
Je vais rester là pour souffler un peu. Ces toilettes bien tenues, bien propres, très liquide bleu, me réconfortent. Elles sont le lieu de l'organique vaincu. Abritent l'urine, les excréments et le sang et continuent à sentir l'eau de Javel, le citron synthétique, la lavande fantasmée. J'ai presque une heure devant moi. Après le déjeuner j'irai préparer la réunion, ne prêter le flanc à aucune critique, tous les graphistes sous mes ordres sont des hommes qu'il faut tenir comme des chiots excités. J'y parviens généralement. Le fait que je ne réponde à aucune provocation ne fait certes pas avancer socialement les choses, qu'y puis-je si on nous a toutes isolées chacune pour soi, mais il les a menés à me percevoir comme une sorte de dame au cœur de glace, une sorcière que rien ne peut atteindre, s'ils savaient. Je suis chaque jour défaite. Je fais illusion par la parure et la parole, brève et sèche. Mais je suis une imposture. Au miroir je délaisse mon visage, que le maquillage a figé avec succès, pour regarder mes jambes dans mon nouveau collant de l'hypermarché. Et je les vois.
Les collants de ma mère, beige grisé taille cinq, achetés par trois chez Prisunic, les moins chers, le bas de gamme.
D'abord pliés dans leur habitacle commun, puis sur elle. jambes grises, puis jetés, distendus, on voit le renfort à la pointe des pieds et à l'entrejambe, il est beige foncé. Et moi toujours en colère, qui me demande pourquoi elle n'en achète pas d'autres, ce sont des collants de vieille dame et elle n'a pas quarante ans, ils sont en mousse mate, ils sont laids, ternissent la jambe, alors qu'on en trouve en voile bril lant pour le même prix. Je suis en colère car elle pourrait se faire jolie, je dis elle pourrait mais elle ne peut pas, elle achète des collants beige grisé et de vastes culottes beige et des soutiens-gorge sans dentelle, elle s'en fiche, ça ou autre chose, c'est juste le minimum pour sortir dans la rue, il faut bien mettre des dessous et tout passe en machine sans encombre, puisque c'est déjà fané avant. Et pour le reste, plaire, elle ne veut pas, plus, depuis longtemps, si longtemps que je ne me souviens plus de ma mère prenant soin d'elle, alors que des photos, qui datent de quand j'avais un an ou deux, témoignent du contraire: de beaux bas, des jupes légères, un rouge à lèvres cerise et profusion de boucles brunes. Un jour, plus rien, la mauvaise farce d'un mariage qui ne tient pas, d'un homme enfui, et arrivent les collants beige grisé achetés par trois chez Prisunic, et ces collants trainent partout, dans le salon, dans l'entrée, pas dans leur emballage, non, déjà portés, encore gonflés des jambes de ma mère. Quand les camarades viennent j'inspecte l'appar-tement, parce que le public et le privé s'entrechoquent, parce que la douleur et la solitude du corps abandonné s'offrent à tous, et les collants, les culottes s'étalent, les vêtements sales sont roulés en boule à même le sol. Je suis en colère parce qu'elle n'a plus la force d'être une femme, qu'elle est allongée sur son canapé-lit toute la journée face à la télévision, elle me fait signe de me pousser si je passe devant l’écran. (p 84, 85)
Mon corps. Toujours au miroir je n'ai pu m'empêcher de le détailler à son tour. Il a ses propres défauts. Il est un peu rond, les hanches trop fortes par rapport aux épaules. Je le vois, et pourtant ce n'est pas grave. Seule la mort l'est, et il n'est pas encore temps. L'âge m'a fait du bien. Il y a quelque chose d'une intensité de souffrance qui s'est apaisée avec les années. Je ne suffoque plus, à me regarder, comme quand j'étais adolescente. Les rides sont un prix raisonnable pour cette paix relative. Je ne me compare plus non plus aux autres femmes. Je les trouve belles chacune, belles comme des ilots de solitude gitant ici et là, et courageuses aussi, à promener comme moi leur image dans le monde au milieu de toutes les injonctions esthétiques. Il faut du culot pour sortir dans la rue quand on n'est pas parfaite, parfaite comme l'exigent à chaque instant la mode le cinéma les affiches des arrêts de bus ou les canons de santé, et pourtant nous sommes là, nous travaillons, nous rions, nous aimons. (p 107)
Vu
Cinéma
The Life Of Chuck de Mike Flanagan
Théâtre
Les Fourberies de Scapin mis en scène par Murielle Hayette-Holtz
Festival écopoétique Le Murmure du Monde dans le Val d’Azun autour de la librairie Le Kairn (Arras-en-Lavedan)
retrouver une famille d’anciens élèves, un frère une sœur, le mari a fait chauffeur, son inquiétude fébrile plane au-dessus de nous, elle, regard doré, bon sourire de toujours mais le cheveu grisonnant et broussailleux, les épaules affaissées, quelque chose d’usé raviné, l’image-même de bout du rouleau, des heures et des heures de ménage, elle s’est écroulée de fatigue sur le parking d’un supermarché, pompiers urgences, une bonne partie de la nuit là-bas avec sa fille, une ordonnance à prendre, elle est encore avec eux, pas de lycée donc ce matin Je voudrais faire médecine, penser Et pas en cours ? une belle jeune fille, de longues mains élégantes, un foulard noir retient sa chevelure et dégage l’ovale parfait de son visage, lointaine cinquième, la croiser quelques jours plus tard en ville, sa mère va mieux, un peu de repos et elle a repris le travail, et elle, Parcours Sup a tranché, la voilà prise en première année de médecine à Pau, sourire radieux, elle s’échappe légère, un envol
elle a quatre-vingt-douze ans, sa fille L’eau de Lourdes elle a déjà mais, une bougie pour l’orage, oui, tu peux, se rappeler, roulements lointains, tiximistak, des éclairs, orzia le tonnerre, signe de croix, la main tremblante, en perdre les allumettes, le cierge, de ce côté-ci orage ortzia du nom même de la divinité dans la mythologie basque, que s’éloigne donc Ortzia ! vieille langue paysanne, Ah ! tu dis comme ça, ici [de l’autre côté de la frontière, vers Saint-Sébastien, Pampelune, Vitoria ou encore Bilbao], on dit ekaitza, les bougies l’eau se signer, superstitions tout ça, on riait persiflait, pourtant, drames collectifs et des bougies aux fenêtres, sur les lieux de la perte, frêles mais vives, leurs flammes, des fleurs aussi, des dessins, des mots, communion, un temps suspendu, face à la violence des hommes des éléments, plaider une innocence, suppliques silencieuses, s’incliner, gestes immémoriaux
Cracovie, au marché, tout petit comptoir, thés, cafés, à boire sur place ou à emporter, on s’y serre les coudes, parle, la pluie le beau temps, elle, bien campée, petite trentaine, consultante dans une grande entreprise et l’aisance qu’on leur prête C’est vrai que 7, 8 degrés le matin, ça surprend, d’ailleurs j’ai eu mal à la gorge, pas grave, je pars toujours avec une valise de médicaments, ben ! oui, c’est gratuit, un peu de Doliprane et hop ! c’est passé comme ça, aux Etats-Unis, ça t’ouvre même des portes, quand je leur montre et que je dis Servez-vous Free, ils ouvrent de ces yeux, t’as pas idée, free, ils ont du mal à y croire
un ciel laiteux,
ça grimpe bien un peu mais pas longtemps,
pluie et orage des derniers jours,
attendue et c’est là,
la cascade du Séris,
sa puissance,
Lu
Les inconfiants de Tatiana Arfel, images de Julien Cordier
On m'a donné des médicaments, pour la tête. Mon corps seul a répondu. Je peux à nouveau me déplacer, mais ça ne sert à rien. Me déplacer pour aller où ? Pour faire quoi ? Aller vers qui ? Un sirop noir, dégoulinant, a recouvert toutes mes envies. Ce n'est pas la peine. Ça ne changera rien. Quoi que tu fasses, tu n'iras pas bien loin. Les gens tombent amoureux, et puis après, ils se déchirent. Les gens font des enfants, ces enfants vont mourir. Les gens font la révolution, le nouveau régime est pire qu'avant. Les gens vont au travail, s'en plaignent leur vie durant, sont en retraite enfin, et ils plongent dans l'enfer du vide. Trop de temps.
On appelle ça une « dépression », c'est le médecin qui me l'a dit. Dans mon milieu [esthéticienne], ça ne se fait pas.
Tiens bien debout, petit soldat, ne te plains pas, ne te congratule pas, avance droit, fais ce qu'on attend de toi.
Ma famille n'est pas venue. Ils ne comprennent pas.
Et ils ont bien raison. J'ai honte. Rien de grave ne m'est arrivé. J'avais un emploi et un appartement, mon chat était en bonne santé. Et pourtant, à terre, à terre, le sirop noir m'a engluée, et c'est comme si, comment dire, il recouvrait toute la vitre qui me cache l'alentour, maintenant.
Puis « dépression », qu'est-ce que ça veut dire ? Le médecin avance qu'il s'agit d'un état passager. Il ne sait pas. Il ne peut pas savoir. Il n'y a plus de haut duquel on aurait chuté. Une fois dans le sirop, le sirop a toujours existé. Il poisse rétrospectivement mes jeunes années. Rien n'y a eu de valeur, rien ne mérite que je vive. (p 9)
La perte du temps de Werner Lambersy
Vu
Comédies tragiques de Catherine Anne, spectacle des ateliers adulte, théâtre Les Explorateurs mené par Claire Chaperot
oignons blancs annonce le petit panneau, se saisir d’une botte, le maraîcher Là, c’est du rouge, Non, c’est pas pareil, le blanc est très bien, parfumé, doux mais je préfère celui-ci, comment vous dire, il a plus de caractère, d’ailleurs c’est comme ça que j’ai choisi ma femme, elle, sur ces entrefaites, une cagette de radis à la main Ben heureusement que j’en ai du caractère, vaut mieux pour faire une vie avec toi, ils rient ensemble
jouer à la touriste en sa ville, prendre le funiculaire Ah ! c’est pas payant ? et se faire transporter vers la ville haute, comme une autre dans le compartiment petite vidéo, les grands arbres, les massifs d’hortensia en fleur, les drapeaux sur le boulevard des Pyrénées,
se retourner, la gare s’éloigne, croiser le funiculaire qui descend, le préposé déverrouille salue, Merci beaucoup, Bonne journée, nos cartes postales
à contrejour par une allée du parc du château, sur la petite crête, une silhouette dansante, grandes boucles brunes à hauteur d’épaule, elle ? la reconnaître avant même qu’elle ne soit à votre hauteur, se sourire largement. Se superpose l’image de la toute jeune femme connue dix ans plus tôt. Une petite dernière de famille de quatre. Pas tout à fait trente ans qui avait pris avec maestria les rennes d’un échange scolaire de deux semaines. Conversations d’alors, on la charriait gentiment Non, des enfants, la famille, jamais, mon truc c’est voyager, faire du surf, une coloc’ dans une grande maison avec jardin, c’est bon. Depuis, la croiser de loin en loin, au parc, vers Franqueville, au bord du gave, seule, avec un compagnon, puis le même et elle s’excusant presque On a acheté ensemble un grand appartement près de chez toi, plus tard encore, toujours tous les deux, un chien follet court autour d’eux, On est allé le chercher à la SPA, et enfin en ce jour ombreux, vient-elle vraiment de caresser légèrement presque furtivement son ventre ? Revenir vers elle, les vacances prochaines, les suppressions de poste puis Je peux commencer à le dire, je suis en enceinte de trois mois, elle rosit, une onde de douceur dans le bruissement des grands arbres, elle rayonne
à gauche de l’entrée du Nouveau Cimetière Juif de Cracovie, dans l’angle, des jeunes gens de quinze, seize ans font cercle autour d’une guide, les profs veillent, ils sont attentifs. elle parle français, un français fluide légèrement rocailleux, bribes, tendre l’oreille Le royaume de Pologne… l’empire austro-hongrois… la Prusse… les costumes traditionnels encore portées dans les mariages à la campagne… une respiration, elle agite les mains et capte à nouveau leur attention, toute leur attention Pour les juifs, comment vous expliquer ? je vais prendre mon exemple, je suis polonaise, eh! bien, je n’arrive toujours pas à tout à fait les comprendre, je suis attachée à ma terre, à mon pays, eux, non, ils vont, viennent, c’est un peuple nomade.
Lu
Le bal des célibataires de Pierre Bourdieu
Un homme en harmonie de Frédéric H. Fajardie
Vu
Spectacle
Carmen. réécriture de François Grémaud interprété par Rosemary Standley